Gnocchi
Conception et mise en scène par Paola Pagani et Antonio Buil / Théâtre du Grütli-hors les murs (Genève) / Du 6 au 11 mai 2025 / Critiques par Inès Dalle et Petya Ivanova .
7 mai 2025
Par Inès Dalle
Un théâtre de l’intime

Paola Pagani et Antonio Buil interprètent Ornella et Renato, une mère et son fils. Entre deux espaces et deux temporalités, les spectateurs sont plongés dans une fiction aux accents troublants de réalité.
Gnocchi interroge avec finesse les limites de la représentation théâtrale. Au-delà même d’une rupture du quatrième mur, ce spectacle se présente comme un acte immersif qui perturbe la frontière entre la fiction et le réel.
Dans un premier temps, les spectateurs sont invités à pénétrer dans un appartement. Ils entrent alors dans une cuisine réelle, sans artifice ni dispositif scénique particulier. Il s’agit d’une immersion dans un espace quotidien, familier, intime. La comédienne entre dans ce lieu et l’emploie pleinement. Elle cuisine réellement, tout en communiquant directement avec les spectateurs qui deviennent alors de véritables interlocuteurs. Elle partage des fragments de vie, des souvenirs liés à son pays d’origine, à son langage et à son parcours d’immigrée italienne, installée en Suisse depuis une trentaine d’années. Chaque plongée dans le passé s’accompagne d’un retour à ses langues natales. Les souvenirs racontés oscillent alors entre italien, patois et français, leur conférant ainsi une forme émouvante, aux effets réalistes. Entre histoires humoristiques, tendres et nostalgiques, elle rappelle au public la beauté du mélange culturel. Parallèlement, se développe un véritable récit culinaire. Ornella décrit la préparation des gnocchi, faisant de ce plat un acte de mémoire et de transmission. La recette accompagne les histoires racontées et devient prétexte à une réflexion sensible sur l’identité, l’immigration et le langage. La proximité avec les spectateurs dépasse la simple disposition spatiale. L’adresse directe, les regards, mais surtout les réponses aux questions posées spontanément par le public instaurent un échange authentique. L’espace théâtral/ la cuisine devient ici lieu de dialogue, de mémoire et de transmission. La frontière entre fiction et réalité est perturbée. La dimension fictive du théâtre semble se dissoudre dans la véracité de l’espace, des propos, des gestes et des interactions entre la comédienne et les spectateurs.
Dans une forme de second acte, le public est invité à se déplacer vers le salon. Ce changement d’espace, à la fois concret et symbolique, agit comme une ellipse narrative et plonge les spectateurs dans un futur plus ou moins éloigné de l’acte précédent. Le dispositif scénique se redéfinit ; le salon devient le nouveau décor de la scène. Dans une continuité avec le premier tableau, la discussion s’ouvre sur les objets du quotidien et la succession entre générations. Renato prend la place d’Ornella. Il évoque sa mère, son enfance, et les traces laissées par ces souvenirs. À travers ses mots se déploie un discours sensible, qui prolonge les thématiques de la mémoire, de l’identité et de la transmission culturelle. L’humour, la tendresse et la nostalgie persistent également. Le passage de la cuisine au salon ne rompt pas l’intimité instaurée, mais la redéfinit.
Gnocchi construit un véritable théâtre de l’intime. À travers un jeu d’acteurs touchant et à la limite du non-jeu, les deux comédiens se répondent par échos et analogies, prolongeant l’intimité émotionnelle d’un tableau à l’autre. La relation avec le public demeure centrale, nourrie par des adresses directes, verbales et corporelles qui abolissent la distance conventionnelle entre scène et salle. Paola Pagani et Antonio Buil partagent des histoires simples mais qui touchent. Elles révèlent ce qui fait la richesse de toute existence : l’héritage et le passage du temps. Les spectateurs s’immergent alors volontiers dans ce spectacle aux apparences si réalistes, dans ce dialogue intime où la fiction s’effacerait presque derrière l’authenticité de l’espace de jeu et l’humanité du propos.
7 mai 2025
Par Inès Dalle
7 mai 2025
Par Petya Ivanova
Le goût de la vie

Entre cuisine et salon, entre présent et passé, ce spectacle-expérience convie le public à un moment de vie partagé, si intense parfois qu’on oublie presque qu’il s’agit de théâtre.
Ce spectacle-évènement nous invite dans l’intimité de la vie d’une mère et de son fils – Paola Pagani et Antonio Buil – ayant choisi comme plaque tournante de leurs destins Genève, cette ville parmi toutes « la plus propice au bonheur » aux dires de Borges. Ce dernier est présent à quelques mètres de nous, depuis son point de vue d’un coin du Cimetière des Rois, « cimetière quand même », comme nous le rappelle Ornella, la mère. Leur réalité se reflète dans le décor d’un appartement typiquement genevois, avec le « grand luxe » de sa « cuisine de 9 mètres carrés ». Seul objet d’exception : une commode en bois, dont les mystères nous sont dévoilés petit à petit.
Une cuisine semblable à tant d’autres nous accueille, suspendue entre temps présent et réminiscences, entre pays d’accueil et pays d’enfance, entre nourriture et histoire, « entre la vie et la mort ». Assis autour d’une table, le public suit les gestes experts d’une mère italienne et s’imprègne de ses histoires, de son chant, de la musique de sa langue natale. Sous les yeux des spectateurs, une dizaine de patates se transforme en nourriture imbibée de souvenirs et de savoir. Car ces gestes traversent les générations et les temps : « qui pétrit la pâte, ma main ou la main de ma mère ? » se demande Ornella pendant qu’elle partage des histoires de son expérience dans les différentes langues qui ont tissé sa conscience : son patois natal, ensuite l’italien, ensuite le français. Pendant que les gnocchi plongés dans l’eau remontent à la surface « comme la vérité », nous apprenons les secrets de la « sauce tomate qui sauve les vies ». Car ces gestes savants effectuent une double transmission – de mémoire vive et de savoir-faire culinaire.
Alors que la cuisine nous fait sentir le lien vivant entre langue – culinaire et culturelle – et mémoire, le salon nous réserve d’autres révélations sur la vie, sur ce qui nous précède et sur ce qui nous suit. Que reste-t-il d’une vie ? Comment gère-t-on ses rapports avec le passé, avec les êtres aimés, avec sa mémoire, avec soi-même ? Ces questions ne sont jamais abstraites, elles s’inscrivent dans la chaîne humaine des générations qui se succèdent, mais aussi dans les objets qui accompagnent et tissent le quotidien.
Toutes ces questions surgissent dans un contexte culturel et administratif très suisse, le spectacle nous rappelant notre statut de simples passagers dans ce pays comme sur la terre, locataires à terme, de surcroît déracinés. On se rend compte de la subjectivité des attachements, quand bien même collectifs, à une langue, à un sol, à un pays d’enfance. Lorsque le fils, Renato, évoque ses souvenirs, les mots racontent l’histoire, mais sont trop étroits pour l’émotion. Dans un processus de tri, des objets circulent, se répartissent ou s’engouffrent dans l’abîme du temps pour ne plus jamais ressurgir. Sa conscience, contenant la pellicule de toute une vie et seul témoin survivant d’une histoire déjà modifiée par la subjectivité des souvenirs – s’émeut, s’agite délicatement par peur de casser le fil invisible, dernière trace tangible qui subsiste, telle une toile d’araignée, du passé. Enfin, le protagoniste se retrouve seul sur le front de la vie, comme « pris d’un désir de liberté ».
Construit sur une belle écriture riche en émotions et en profondeur et sur un jeu d’acteurs soutenu et émouvant, ce spectacle inhabituel et surprenant active la mémoire collective et familiale que porte tout un chacun.
7 mai 2025
Par Petya Ivanova