A cinq ans, j’ai oublié le Français

A cinq ans, j’ai oublié le Français

Mise en scène par Anouk Werro et Mélissa Rouvinet /  La Grange – Centre / Arts et Science / UNIL / Du 25 février au 2 mars 2025 / Critiques par Petya Ivanova et Loris Ferrari .


28 février 2025

Les fa(m)illes de la mémoire

© Fabrice Ducrest – UNIL

Un père voyage en voiture avec sa fille et son fils, deux jeunes adultes. L’itinéraire de leur long trajet, parsemé de moments d’ennui, d’engueulade, de solitude et de complicité, les mène entre l’enfance et l’âge adulte, entre les espaces liminaires du début et de la fin de la vie. Sur cette trajectoire, réelle et imaginaire, le doute est omniprésent, guettant derrière chaque certitude, chaque remémoration et chaque prise de décision.

Issu d’un travail collaboratif et interdisciplinaire entre art et sciences – l’autrice et metteure en scène Anouk Werro et la scénographe Mélissa Rouvinet ont collaboré étroitement avec Delphine Preissmann et Nathalie Dongois, chercheuses respectivement en psychologie cognitive et en droit pénal à l’Université de Lausanne –, le spectacle se propose d’interroger la faculté de mémoire et ses failles, et, d’un point de vue factuel, voire juridique, son manque de fiabilité. Des souvenirs se confrontent, se succèdent et ressurgissent encore dans un récit fragmenté qui démontre la multiplicité des points de vue, et, à plus forte raison, la puissance des récits sur la construction identitaire.

Par des jeux de langage et son titre, la pièce soulève aussi la question du lien entre mémoire et langage, équivoque au point de rendre Mnémosyne variable. D’où la perte du langage – l’enfant se défait d’un idiome qui lui transmet l’angoisse et l’impuissance d’un abandon, ou de cette langue natale soudainement devenue inutile, inappropriée qu’il rejette en même temps que la langue d’accueil. 

Au fil du spectacle, les faits et leurs versions font place à des paysages intérieurs, à des perceptions intimes, viscérales et paradoxalement plus fiables – « j’ai senti qu’il y avait des espaces en elle que je n’ai jamais réussi à atteindre » dira le père en s’interrogeant sur les raisons du départ de son épouse. La recherche inachevée et inachevable d’une version ultime de « comment les choses se sont-elles réellement passées » se déploie dans tous les registres du langage familial – de l’engueulade pour un rien en passant par des moments de rires complices aux déclarations d’amour pudiquement conditionnelles ou d’une tendresse lyrique.

Même si le manque de fiabilité de la mémoire individuelle pour témoigner, notamment dans des situations de faits divers, est mis en avant – ce qui pourrait donner à penser que la focale du projet est la précision dans la restitution des perceptions –, ce n’est finalement pas le trait saillant du spectacle. Ce qui prime est le lien qui se tisse dans cet effort commun pour converser – pour faire passer le temps, pour dissiper la gêne de ceux qui s’aiment plus que ce qu’ils ont l’habitude de se dire, pour comprendre où ils en sont ou ce qui leur arrive, pour « franchir la barrière » de leur enfance, afin de choisir, ou non, d’enfanter.

La véritable force de ce spectacle réside en cela qu’il dépasse son projet initial, pour finalement mettre en lumière la poésie et la difficulté des relations avec ceux qui sont à la fois témoins et détenteurs d’un morceau considérable du noyau qui façonne au plus intimement notre présence au monde – le groupe familial. La scénographie de Mélissa Rouvinet, minimaliste et suggestive à la fois, montre un véhicule en mousse sur une route éclairée par un jeu de lumières particulièrement beau et perceptif signé Céline Ribeiro. Elle se révèle être un enjeu majeur du spectacle en évoquant des espaces modulables, extensibles ou rétrécissables selon les péripéties du trajet, des humeurs, des prises de position, des aveux et des révélations. Tantôt étriqués ou vastes, tantôt étouffants de proximité ou dilatés entre aise et solitude, les paysages géographiques et intérieurs évoquent les relations multivectorielles au sein d’une famille dans toute leur complexité, jusqu’aux questionnements qui accompagnent la décision de la fonder, d’y vivre ou de l’abandonner. Dans un monologue particulièrement saisissant livré par la fille (Margot Van Hove), la mise en scène montre, littéralement et métaphoriquement, que le socle, chancelant, à partir duquel on appréhende ces questions, est celui de nos vécus partagés, de nos récits, de nos racines et de nos affiliations.

Le père, incarné superbement par Jean-Yves Ruf, avec ses fragilités et (in)certitudes, ses manières autoritaires parfois, exprime dans des instants d’un lyrisme émouvant son amour pour ses enfants, les personnes qui ont su transformer, alors qu’il s’y attendait le moins, sa géographie interne « en creusant des vallées et érigeant des montagnes là où il n’y avait que de la boue auparavant ».

En livrant de multiples versions et interprétations des faits par chaque protagoniste – que s’est-il vraiment passé dans la voiture où les deux jeunes enfants étaient enfermés en attendant leur père, au moment du départ (définitif ?) de leur mère ? – le spectacle invite le public à construire sa propre narration de l’histoire de cette famille, mais surtout à réfléchir sur le dispositif identitaire de la mémoire dont l’entourage familial est l’origine, le témoin et le garant. Cette interaction avec le public est prolongée à l’aide de deux questionnaires, portant sur l’état émotionnel des spectateurs, sur leur appréciation des personnages et sur la restitution des images et des faits retenus, à remplir l’un avant et l’autre après le spectacle. Le théâtre se transforme ainsi en une sorte de « laboratoire d’étude » avec pour but de contribuer à la recherche scientifique sur les phénomènes de la mémoire. Le public de la Grange s’est majoritairement engagé dans cette expérience à la fois théâtrale et scientifique, tout en continuant les discussions suscitées par la représentation. Un spectacle à voir dans le partage, qui donne à sentir que sa seule mémoire, sa seule interprétation n’est pas suffisante, que cette multiplication des points de vue en exige autant du public et qu’une compréhension à peu près fiable ne peut émerger que dans l’infiabilité à plusieurs.

28 février 2025


28 février 2025

Fonctionnement artificiel, dysfonctionnement réel

© Fabrice Ducrest – UNIL

Issu d’une nouvelle collaboration entre Anouk Werro et Mélissa Rouvinet, À 5 ans j’ai oublié le français confronte dans un espace clos les souvenirs vrais ou faux de trois personnages (un père, son fils et sa fille). Quel est le fictif ? Quel est le réel ? Ces deux notions se rencontrent, se touchent et s’emmêlent, parfois avec violence, parfois avec douceur. Le spectacle vient chercher ceux qui y assistent et les oblige à s’interroger sur la vérité des différents récits, ainsi que sur les véritables enjeux des dialogues entre les protagonistes. Avec l’intervention dans le processus de création de Delphine Preissmann, chercheuse en psychologie cognitive et Nathalie Dongois, chercheuse en droit pénal.

Un long trajet en voiture pour récupérer une vieille armoire et l’amener à Baba (la grand-mère). Cette intrigue, d’apparence simple, réunit Guy, ainsi que ses deux enfants Gabrielle et Guillaume, dans un plongeon vers les souvenirs de leurs vies. Les spectateurs assistent au déballage des souvenirs personnels de chacun, qu’ils soient approuvés ou contredits par les autres. Tout tourne principalement autour de l’enfance des personnages et d’un braquage s’étant déroulé sous leurs yeux. Les dialogues, pourtant ordinaires, révèlent un sous-texte profond, habité par la souffrance, la joie, la tristesse, la colère et la violence. Ceux-ci laissent éclater toutes leurs émotions liées à leurs souvenirs. Chacun a sa version des faits et chaque souvenir raconté évolue : des éléments s’ajoutent, s’enlèvent ou se modifient, jusqu’à ce que même celui qui le raconte se contredise. Chacun semble avoir des blessures cachées liées à l’enfance et des secrets sur sa vie présente, dont un seul est révélé : Gabrielle est enceinte.

La scénographie réalisée par Mélissa Rouvinet recrée l’espace de la voiture par l’assemblage de différents blocs blancs entourés d’un décor nu composé de couleurs froides et neutres. Tout est fait pour que le regard et l’attention soient focalisés sur les comédiens et particulièrement sur leurs dialogues. Le travail sur la lumière et le son permet de captiver l’attention des spectateurs sur le voyage dont ils sont les témoins.

Au fil du spectacle, le réel que chaque personnage souhaite retrouver dans ses souvenirs vient se confronter au fictionnel. En effet, les spectateurs peuvent choisir de croire ou non ce qui est raconté. Mais le doute perdure et est omniprésent : est-il vraiment possible d’avoir la vérité sur le passé ? Il semble que non. C’est du moins ce que laisse entendre ce spectacle. Pourtant, une chose est bien réelle : l’instant présent vécu par les protagonistes, ce moment partagé dans une voiture, le temps de trois jours. La réalité, c’est le voyage, du point de départ lorsque Guy et Gabrielle prennent Guillaume, à l’arrivée chez Baba. Lorsqu’ils ne sont pas plongés dans le passé qui devient une sorte de fiction, la discussion est plus cohérente, plus suivie et les spectateurs découvrent derrière l’apparence artificielle d’une famille fonctionnelle et « heureuse » une famille déchirée, dysfonctionnelle et abîmée par l’enfance douloureuse de chacun.

Lorsque Guy, Gabrielle et Guillaume laissent éclater leurs émotions, la scène devient plus réelle et sincère, à travers des sourires doux, des scènes de colère, des vers déclamés et des moments sans paroles avec simplement de la musique en fond. Ces trois individus, étant incapables de communiquer entre eux par la parole, le font de cette manière, progressivement, à mesure que le voyage en voiture les rapproche de leur destination. Leur proximité physique leur permet de se découvrir, de finalement se rapprocher et de mettre de l’ordre dans certains souvenirs communs. Les spectateurs découvrent, presque en même temps que les personnages, les souffrances et les violences qu’ils ont subies durant leur enfance, mais sans jamais qu’elles ne soient exprimées frontalement. Influencés par leur propre expérience de la vie, ils projettent toutes sortes d’hypothèses sur ce qui a été vécu par cette famille. Ils sont ainsi renvoyés à leur propre imagination et à son impact sur la mémoire.

28 février 2025


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