L’Amante anglaise

L’Amante anglaise

Mise en scène par Emilie Charriot / D’après Marguerite Duras / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 27 novembre au 8 décembre 2024 / Critiques par Hadrien Halter et Lou Sicovier .


27 novembre 2024

Le fait divers n’est plus

© Patrick Fouque

Emilie Charriot signe une mise en scène remarquable de l’œuvre de Marguerite Duras, portée par des comédien.ne.s qui donnent tout son relief au texte original. Tout, de la scénographie au jeu, captive l’attention et l’esprit. Grinçant, fort, triste, inspirant. Une réussite.

Inspiré de faits réels, remaniés d’une plume experte, le roman de Marguerite Duras, dont elle signe elle-même l’adaptation théâtrale, prend une saveur intense dans cette création signée Emilie Charriot. Claire Lannes a tué sa cousine, Marie-Thérèse, sourde et muette. Pourquoi ? C’est bien la question centrale à laquelle aucun policier ou juge n’a réussi à lui faire répondre. Suivant un homme fasciné par la personne de Claire, nous assistons à deux entretiens, qui découvrent de plus en plus la vérité, le premier avec son mari, Pierre, et le deuxième avec Claire elle-même. Pourtant, à mesure que les réponses se déploient, l’essentiel demeure caché. Qu’est-ce qui transforme un fait divers en véritable histoire ? Qu’est-ce qui élève un crime au-dessus des autres ? Qu’est-ce qui motive à tuer ? Qu’est-ce qui justifie un tel geste ? Et que faire quand les réponses ne viennent pas, même à la meurtrière ?

L’amante anglaise d’Emilie Charriot bouleverse, tant dans sa forme que dans son fond.

Des premiers instants brouillant la frontière entre fiction et réalité, jusqu’aux étranges adresses au public nous faisant tantôt exister, tantôt disparaître aux yeux des comédien.ne.s, on se sent voyeur et pourtant invité, une présence intégrée mais qui ne devrait malgré tout pas être là. Les entretiens auxquels nous assistons sont incisifs autant qu’ils sont erratiques, révélateurs autant qu’ils portent à confusion. Les trois comédien.ne.s, Nicolas  Bouchaud, Laurent Poitrenaux et Dominique Reymond, font vivre leurs personnages au-delà de la scène, donnant une vie renouvelée au texte de Duras, rendant brillamment l’horreur grinçante et l’absurdité noire de cette histoire, et l’errance de ses personnages, qui cherchent à comprendre, sans savoir même quelles sont les bonnes questions. Dominique Reymond, tout particulièrement, voix gutturale, s’agrippant à sa robe, émeut dans son rôle de Claire Lannes. Un personnage tout aussi certain qu’il est perdu, aussi fort qu’il est faible, aussi sain qu’il est fou, que le jeu subtil de la comédienne retranscrit à merveille, dans les moindres détails.

La scène, ornée d’un simple carré blanc habillé de deux chaises se faisant face, surmonté d’un halo de néons, évoque le manichéisme simpliste qu’on aurait pu attendre d’un fait divers comme celui-ci : un meurtre tout à fait affreux, une victime tout à fait regrettable, une criminelle tout à fait détestable. Mais rien de tout cela ici. Pour compatir et haïr, il faudrait comprendre. Mais l’acte est incompréhensible, même pour celle qui l’a perpétré. Le décor nous nargue, par sa simplicité et sa clarté qui tranchent si nettement avec le propos du spectacle.

Un tonnerre d’applaudissements amplement mérité pour une création captivante.

27 novembre 2024


27 novembre 2024

L’amante en glaise

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© Patrick Fouque

« C’est la première image ça, des trains ». Parce que c’est le moyen qu’a utilisé Claire Lannes pour se débarrasser du corps de sa cousine, qu’elle a démembré dans la cave de sa maison. Le spectacle présente un interrogatoire mené auprès de son mari puis d’elle-même par un personnage qui cherche à cerner ses motivations. Il dévoile une personnalité étrange, malaisante, touchant presque à la folie, face à laquelle les spectateurs se sentent envahis de fascination.

La pièce de Marguerite Duras, L’Amante anglaise, est tirée d’un fait réel. Elle présente le cas d’une femme de 52 ans, Claire Lannes, qui a tué sa cousine Marie-Thérèse, avant de disperser les différentes parties de son corps dans des trains faisant halte dans son village. La meurtrière se dénonce presque tout de suite, et le spectacle se déroule après son arrestation. Dans la première partie, un interrogateur/ psychologue (interprété par Nicolas Bouchaud) pose des questions à Pierre Lannes, le mari de Claire. S’intégrant d’abord, voire se cachant presque, au milieu du public, Pierre (Laurent Poitrenaux) se rapproche de la scène à mesure que les questions de l’homme qui l’interroge sur son couple se précisent. Les spectateur.ice.s sont donc d’abord invité·e·s à découvrir la personnalité de Claire à travers les yeux et les mots de son mari. Son discours peu flatteur la décrit surtout comme invivable, « une espèce de folle, mais tranquille », qui n’avait de l’intérêt pour rien ni personne, excepté son jardin et son monde imaginaire. Malgré cette étrangeté, Pierre semble incapable de la quitter. Il confronte les spectateurs à ses souvenirs, les plaçant dans une position de juges, où sa relation avec Claire est décortiquée jusque dans les moindres détails. Le public se trouve ainsi dans une position de voyeur.

Dans la seconde partie, Claire Lannes entre en scène. Elle est sublimée par Dominique Reymond, qui use d’une voix rauque et d’un débit rapide seyant parfaitement à la personnalité de son personnage. Sa manière de répondre aux questions est immédiate : elle semble presque heureuse d’être enfin entendue. Son crime lui sert de base pour divaguer et s’étendre sur ses réflexions et ses opinions. Elle ne parle de rien de concret, mais évoque surtout le temps, l’intelligence, la quête de pureté, qui semblent constamment l’occuper. Elle reste distante par rapport à la gravité de son acte tout en l’assumant, et cette ambiguïté renforce l’impression d’étrangeté pour le public.  

Cette double confrontation du couple amène la salle à se questionner sur la vie de Claire, les motivations de son passage à l’acte, ainsi qu’à sa place dans le quotidien de la maison. Chaque partie semble en effet faire état d’une réalité différente et il ne subsiste que quelques vagues traces de souvenirs communs. Le décor très sobre – deux chaises en bois et un carré de lumière – renforce la présence des comédiens, mettant au premier plan leur corporalité et leurs paroles. Le fait que les deux acteurs masculins déambulent dans la salle accentue également la tension de l’intrigue. Cela donne l’impression que leurs  personnages cherchent à fuir une situation inconfortable, ou à prendre à parti le public. Le personnage de Claire, au contraire, ne bouge pas de la scène une fois qu’elle y est entrée. Cela correspond bien à sa position face au crime qu’elle a commis, qu’elle révèle et assume en regardant droit devant elle.

Ce double interrogatoire du couple permet habilement de donner une voix et une écoute à chacune des parties ;  Pierre, qui sent bien que sa femme ne l’a jamais vraiment aimé, alors que lui était fou d’elle et aurait « tout donné pour l’avoir » ; et Claire, qui vit dans son monde de perceptions et d’attentes. Qui garde une dernière passion qu’elle évoque à plusieurs reprises avec l’interrogateur  – sans doute la dernière personne qui l’écoutera : son jardin et la menthe anglaise qu’elle y fait pousser. Cette menthe anglaise qui se prête à de nombreux jeux de mots qui se déclinent : l’amante anglaise, la menthe anglaise, et ses lettres où Claire parle d’une amante en glaise, comme pour figer le temps et ses mots, si essentiels.

27 novembre 2024


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