Plutôt vomir que faillir

Plutôt vomir que faillir

Mise en scène par Rébecca Chaillon / Théâtre de Vidy (Lausanne) / Du 29 mai au 2 juin 2024 / Critiques par Clélie Vuillaume et Piera Biondina.


Ton reflet dans l’assiette 

03 juin 2024

© Marike Lahana

Pour sa dernière création Plutôt vomir que faillir, l’artiste française d’origine martiniquaise Rébecca Chaillon tenait à réinvoquer par la performance les dures années de son adolescence. Une période charnière où se jouent la négociation délicate entre la famille, l’origine, l’autorité et l’ordre établi – bref, ce qui est là et avec quoi il faut faire – et la liberté à conquérir, l’identité à construire, les normes à requestionner et à oser dé-ranger

Dans le Pavillon du théâtre de Vidy, quatre adolescent.e.x.s vêtu.e.s de couleurs vives s’affairent à mettre le couvert. Ce soir, c’est leur perspective qu’iels vont poser sur la table. Pas celle que les adultes ont sur elleux, la leur, la vraie, la crue. Une immense assiette occupe tout le centre du plateau. Sur la gauche de la scène, une triple rangée de micro-ondes superposés. Sur la droite, le buffet d’une cantine aux services en plastique. En bon.ne.s petit.e.s enfants, puis en bon.ne.s petit.e.s élèves, les comédien.ne.x.s apportent couteau, fourchette, cuiller et verre et s’installent dans l’assiette pour une leçon d’anglais dirigée par une professeure invisible à la voix de l’intelligence artificielle. Cette autorité immatérielle et froide les fait répéter des phrases jusqu’à l’absurde sans s’enquérir de leurs réponses. Une première dénonciation de l’éducation – qu’elle soit familiale ou scolaire – comme un gavage exempt de réflexion et de sensibilité est d’emblée déposée. En effet, il y a peut-être plus essentiel que de « fauter d’orthographe », mais tes troubles, tes questions, ton corps, tes règles, tes boutons, tes poils et tes désirs, tu te les gardes pour toi, pas de place pour ça : tu n’es pas dans ton assiette ? Il va bien falloir que tu rentres dans le moule. Bois ton désespoir et gobe notre savoir : plutôt vomir que faillir. 

Rébecca Chaillon investit dans ce spectacle une thématique qui lui est chère, celle de l’alimentation – de l’ingestion à la digestion – comme une métaphore filée qui fonctionne particulièrement bien en ce qu’elle permet d’ancrer le propos dans un rapport constant au corps ; ce lieu de toutes les transformations adolescentes. La performance est d’ailleurs le moyen le plus approprié pour non seulement parler mais aussi réactualiser ces transformations. Elle s’illustre notamment dans la préparation et l’utilisation sur scène de nourriture, comme quand l’un des personnages, Zakary, se fait nourrir – à la grosse cuiller – de purée, ou qu’il se recouvre le corps de ketchup et de moutarde, dans un acte cérémoniel qui rappelle le rite de passage. 

Le texte interprété dans la première partie de la performance se caractérise par un style lyrique, qui joue habilement sur les mots – « j’ai mal à l’âge », « ma peau sécrète ses secrets » – et est signé Rébecca Chaillon. Dans un deuxième temps, les comédien.ne.x.s – Chara Afouhouye, Zakary Bairi, Mélodie Lauret, et Anthony Martine – témoignent tour à tour de leur adolescence propre. Si Rébecca Chaillon a retravaillé leurs propositions, iels ont eu la possibilité de traiter de leur expérience singulière. Quand les personnages parlent d’eux-mêmes, le ton change et devient beaucoup plus familier, presque improvisé, ce qui rend le propos plus accessible et plus touchant. Une proximité d’autant plus marquée que les comédien.ne.x.s jouent des personnages portant leur propre prénom. Sur ce plateau qui leur sert autant de capsule à remonter dans le temps que de laboratoire à l’expérimentation, chacun.e rejoue pour soi et pour nous son passage à l’âge adulte. 

Comme autant de papillons à venir, les adolescent.e.s cherchent par les rares chemins qu’on leur accorde à déployer leurs ailes arc-en-ciel. La métamorphose implique de laisser derrière soi ce qu’on a été conditioné.e à être mais qu’on ne veut pas devenir. Dans ce spectacle tout à la fois drôle et cru, elle prend une teinte politique profonde, incarnant la révolution qu’est toute prise de pouvoir sur son être et son identité. 

Le spectacle conquiert par sa vitalité contagieuse, sa rage folle et enjouée, l’audace de sa mise en scène et la franchise de son propos. Si l’assiette est d’abord le lieu du chaos où aliments et ressentiments se mélangent, elle devient ensuite un écran où les personnages et les images qui les racontent sont projeté.e.s en gros plan. En elle se reflètent ainsi tout autant la personne que tu étais que celle que tu deviens quand tu t’opposes, tu t’imposes, ou que, ce qui n’est pas loin d’être la même chose, tu fais la paix, et tu recolles les morceaux. 

03 juin 2024


Vomir contre l’ordre établi 

04 juin 2024

© Marike Lahana

Une affirmation qui a le goût ultra-dramatique de l’adolescence donne, avec raison, le titre à ce spectacle à la fois drôle et dégoûtant, où chaque orifice du corps est mentionné et d’immenses quantités d’aliments (et pas que) sont ingurgitées. Plutôt vomir que faillir est une restitution de l’expérience physique de l’adolescence, dont tant l’humour que la laideur sont transmis grâce aux récits racontés avec une naïveté touchante et au jeu des interprètes. Il s’agit d’une expérience viscérale pour les comédien·nes comme pour le public, qui ne peut pas rester indifférent face aux épreuves alimentaires auxquelles les artistes se soumettent

Pendant que le public finit de prendre sa place dans la salle, quatre comédien·nes dans le rôle d’écolie·ère·x·s font leur apparition sur scène et s’efforcent de déplacer une assiette gigantesque posée au milieu du plateau. La scénographie est à la fois familière et insolite : si, d’un côté, on reconnaît une cantine d’école ; de l’autre on est frappé par la présence d’une improbable mosaïque de fours à micro-ondes. Les personnages, satisfaits de leur travail, sortent alors de notre champ de vision pour y revenir quelques instants après avec des couverts deux fois plus grands qu’elleux et un verre dans lequel une personne peut entrer entièrement. Le thème de la nourriture, déjà exploré par Rébecca Chaillon (L’estomac dans la peau, 2015 ; Monstres d’amour (je vais te donner une bonne raison de crier), 2017), est donc toujours présent. Il est déployé ici pour raconter et montrer, voire pour faire ressentir, l’adolescence dans tout son splendide dégoût. Plutôt vomir que faillir met en effet en scène le corps qui change et se couvre de poils et de boutons, mais aussi les émotions qui fluctuent et qui sont ressenties comme à travers un amplificateur.

Le point fort du spectacle est sans doute sa capacité à affecter d’abord le corps, et de là, l’esprit. Par exemple, dès le début de la performance, l’inconfort remplit la salle lorsqu’un personnage dessine avec de la peinture sur les pages d’un carnet juste avant de les déchirer et de les manger les unes après les autres. Peu après, des toilettes sont amenées au centre de l’assiette gigantesque. Un des personnages s’assoit alors dessus, à moitié nu, et commence un long monologue pendant que ses camarades lui donnent des énormes bouchées et cuillerées de purée de patates, préparée sur place avec les micro-ondes. Le récit de l’enfance solitaire du personnage est rythmé par son ingurgitation, de plus en plus difficile à observer et lourde à supporter. Tout au long de la scène, de grosses quantités de la mixture jaune tombent sur le corps du comédien et sur l’assiette avec des bruits qui font rire ou gémir de dégoût les spectateurices. La mise en scène et le jeu du comédien parviennent à restituer la difficulté émotionnelle, susceptible de devenir physique, éprouvée par le personnage pendant son enfance et le début de son adolescence, lorsque sa famille et la société ont tenté de lui inculquer certaines valeurs qu’il a promptement rejetées pour en adopter d’autres.

À partir de la deuxième moitié du spectacle, la fameuse assiette, désormais complètement salie, est transportée au fond de la salle, où elle est suspendue et sert d’écran. C’est sur cette surface que les personnages partagent les images du téléphone portable qu’ielleux commencent à utiliser.  La scène est alors dédoublée : le public peut observer les personnages interagir entre elleux sur le plateau et, en même temps, voir le visage projeté sur l’assiette et déformé par la proximité de la caméra du téléphone. Successivement, d’autres personnages racontent leurs expériences non seulement d’adolescent·e·x·s mais aussi d’exclu·e·x·s, que cela soit pour leur orientation sexuelle ou pour leur origine. Ielleux se servent de la danse, mais aussi d’un langage très poétique et rempli d’images puissantes – la plupart du temps rattaché à la nourriture, au corps et à ses sécrétions – ou encore de l’archive identitaire que sont les réseaux sociaux, qui gardent trace du parcours d’un des personnages à travers des photographies, des vidéos et même des chats Facebook. 

Grâce à sa capacité à faire ressentir une variété d’émotions, Plutôt vomir que faillir offre une expérience étrangement cathartique et amusante. Parallèlement au rejet des personnages du statu quo familial, en effet, le public est rendu susceptible d’éprouver une pléthore de sensations qui, bien qu’elles relèvent pour la plupart de l’écœurement et de la répugnance, ont un effet libérateur. Il s’agit d’un spectacle qui, plutôt qu’observé, est vécu avec le corps et qui nous dérange tout en ne cessant jamais de nous faire rire. 

04 juin 2024


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