Médée Superstar
Texte et mise en scène par la Cie Les Bernardes / La Grange (Lausanne) / du 25 au 26 mai 2024 / Critiques par Clélie Vuillaume et Joaquin Mariné Piñero .
Une justice pour soi
03 juin 2024
Par Clélie Vuillaume
La compagnie suisse-romande Les Bernardes présente dans le cadre de la deuxième édition du festival Les Ravines une réactualisation « pop » du mythe antique de Médée qui met à l’honneur des femmes, stars des projecteurs ou stars de l’ombre, qui un jour sont sorties du silence et se sont affranchies de la violence par la violence. Une création d’après trois textes inédits de Valérie Poirier, Judith Bordas et Béatrice Bienville.
Quand trois femmes s’approprient la scène pour y jouer de leur propre instrument (basse, guitare ou synthétiseur), y chanter à l’unisson leur colère, cela donne Médée Supersar. Une ode – « joliment » enragée – aux superpouvoirs de ces femmes de tous les jours et d’aujourd’hui qui n’ont pas fini de se battre pour leur droit, le respect, l’égalité, et qui cette fois le font sans détours : chaque coup donné, elles le renvoient ; la justice, elles se la rendent elles-mêmes.
Après une entrée en matière musicale tout en douceur, la première comédienne s’avance timidement vers le micro central. Sur un ton intime qui annonce le récit d’une histoire personnelle, elle nous demande d’imaginer. Performance et confidence se partagent ici une scène aux allures de plateau télé kitch, comme un monde de paillettes désabusé : en fond l’écriteau éclairé « Médée superstar » est suspendu à un rideau rouge en bande de plastique larges. Au sol, un tapis rond couleur crème. De part et d’autre, une panthère et un tigre en peluche. Des petits escaliers en carton, une statue de femme aux tétons censurés par du scotch noir, une colonne antique, du matériel de musique.
Imaginez. Vous partez pour Marseille, un jour d’avril. À côté de vous dans ce train (et le trajet sera long), un homme s’installe, ouvre son livre et comme si ceci impliquait cela, écarte résolument les jambes. Il empiète sur votre siège, vos peaux se touchent. Imaginez qu’au bout d’un moment, il se décide à poser sa main entre ses cuisses et imaginez que peu à peu, ici dans ce train direction Marseille, à côté de vous, il commence à se caresser le sexe. Vous êtes prise d’un malaise, vous vous levez et partez vous isoler dans les toilettes. Dans la petite cabine qui vous sert de refuge, l’empathie qu’on vous a conditionnée à éprouver lui cherche des excuses : du manspreading ? Non, on sait bien que les hommes ont besoin de laisser respirer leur entre-jambe, et puis sa main a sûrement dû glisser d’abord, puis il ne s’est pas rendu compte, ou alors il souffre d’un problème d’ordre mental et on ne peut pas lui en vouloir ! Ou alors … Mais vous n’y croyez rien, et en vous ça s’agite, ça bouillonne, ça implose. Souvent, vous ne ferez rien. Aujourd’hui, vous l’avez fait : Médée (vous) est revenue, et Médée c’est celle qui se venge : d’un passager choquant, mais aussi d’un amant imposteur à qui elle a donné sa confiance, son argent, son cœur tout entier rempli d’amour, ou d’un adulte pervers pour qui elle a sacrifié son corps, son sourire et ses rêves.
Ce sont ces trois récits, des témoignages fictionnels pas si surnaturels, que les comédiennes nous confessent et nous confient chacune à leur tour. Le tout est rythmé par des intermèdes musicaux qui vont du pop au rock en passant par Dalida. On découvre trois interprétations, trois jeux et trois sensibilités auxquelles on s’attache chaque fois différemment. L’aveu est humble, parfois naïf, toujours sincère ; nous reconnaissons la colère des personnages, nous compatissons. Nous comprenons que leur vengeance, pourtant impardonnable, n’a pu naître que de la plus grande désillusion ; qu’elle prend sa source dans une foi et un amour infini pour le monde et pour l’homme ; qu’elle est le fruit d’une confiance cruellement déçue. Une comédienne l’affirme : si cette fois vous avez frappé, vous avez blessé, vous avez tué, c’était « par amour, par amour pour vous ».
Dans son podcast féministe « Un podcast à soi », Charlotte Bienaimée a consacré quatre épisodes à la question du rapport des femmes à la violence. « Interroger la puissance au prisme du genre », c’est comprendre que « si elle est avant tout une puissance d’agir pour les hommes, pour les femmes l’usage de la violence est quasiment toujours précédé de violences masculines et /ou économiques, sociales, institutionnelles ». On peut concéder au spectacle une visée similaire à celle du travail de Charlotte Bienaimée : « sans déresponsabiliser et, par là même, déposséder les femmes de leurs actes, cet épisode permet d’envisager la construction genrée d’un imaginaire violent dépourvu de femmes ». Dès lors qui de mieux que Médée pour réinvestir la figure d’une femme trahie qui se venge. De ces deux productions contemporaines émergent des questions importantes similaires, que la description du podcast pose en ces termes : en tant que femmes, « comment reprendre le pouvoir sur nos vies ? Comment être pleinement autonome ? Malgré les institutions qui enserrent, les dominations qui écrasent, les culpabilités intériorisées, les désirs étouffés ? Quelle couleur aurait le pouvoir féministe ? Celle du soin ou de la violence ? De l’écoute ou de la vengeance ? » Le traitement théâtral a la particularité d’offrir un lieu physique, bien que fictionnel, pour expérimenter l’affranchissement. À la fin de la pièce, les personnages livrent une dernière performance musicale furieuse, libératrice ; soit une opportunité, une manière et une possibilité d’acter « publiquement » (c’est-à-dire sous nos yeux, et au travers de notre participation spectatrice) leur révolte.
Porteur d’un discours qui malheureusement raisonne vivement et mérite d’être encore et toujours exposé et entendu, Médée Superstar invite les femmes à s’emparer de leur force et déculpabilise leur riposte, elles qui, au sein de ce monde qui les violente déjà en tout impunité, sont en quelque sorte dans un état de « perpétuel légitime défense ».
03 juin 2024
Par Clélie Vuillaume
Attiser la colère personnelle : éloge de la vengeance collective
03 juin 2024
Des expériences individuelles ou une réalité collective. Ces histoires se répondent, résonnent et créent une vérité commune. Par l’actualisation d’un mythe, les musiciennes-comédiennes de la Cie Les Bernardes nous enjoignent à (re)penser Médée comme une figure de lutte. Prenant les rênes de sa vie et mené à la vengeance, ce personnage souligne la nécessité – et la beauté – de s’insurger.
Comment dépasser la division entre le récit personnel – singularisant – d’une histoire partagée et nos réalités collectives ? La pièce propose trois trames successives racontées par chacune des trois artistes. Coralie Vollichard, Giulia Belet puis Clémence Mermet lient une histoire personnelle et contemporaine (rappelant ainsi le genre du témoignage, ici fictionnel) au mythe de Médée – figure caractérisée par sa soif de vengeance, son amour et la figure manipulatrice de Jason. Médée Superstar explore l’abolition du niveau individuel et universel en jouant sur l’usage différentiel des pronoms : elle, je, vous, nous. Le versant englobant est subtilement amené dans des récits pourtant situés : un train précis (le 9456 direction de Marseille), des métiers et des univers occidentaux (hôpitaux, concours de miss). En somme, la particularité de ces histoires les rend réelles sans nous mettre à distance. Même si elles ne nous concernent pas directement, ces témoignages nous ramènent à nos vécus tel un mythe s’appliquant à diverses réalités.
« Bonsoir Lausanne ! Ça va ? » : l’adresse aura au moins été directe. Dès les premiers instants du spectacle, le public est mobilisé. À la suite d’une chanson des Carpenters interprétée par les trois comédiennes, l’une d’elles s’est avancée au centre pour entamer le premier des trois monologues. Elle se tient face au public derrière un micro sur pied. Elle se trouve sur le haut du demi-cercle d’une moquette qui recouvre en partie la scène. Le décor est sobrement kitsch. Sur ce grand tapis crème sont posées deux peluches de tigre se faisant face ; un petit escalier de trois marches côté jardin se dresse derrière l’un des animaux. Il est recouvert par la moquette blanche et une lampe de chevet est posée sur la marche du haut. Derrière cette petite estrade apparaissent une colonne et une statue blanches – une image ramenant visuellement le mythe grec sur scène. Côté cour et sur la moquette, trois micros sur pieds et les instruments (piano, guitares, basse) utilisés pour les ponctuations musicales. Malgré la frugalité du décor, un élément ressort. Un néon constamment allumé d’un rose fluo brille au milieu des rideaux rouges du fond (lieu d’entrées et de sorties des comédiennes).
Le premier monologue thématise directement la complexité de l’exercice envisagé par cette création. Pour actualiser le mythe de Médée, la première personne est choisie. Le genre du témoignage invite à utiliser la pronominalisation en je. Le livret de présentation de la pièce navigue déjà entre les différentes formes. D’une détermination indéfinie et collective (« une femme », « des femmes ») exprimant la problématique sociale générale découle une reprise à la première personne du singulier. Ce qui « me fascine et me dérange » pourrait en fait être exprimé par quiconque. Les réflexions proposées dans l’œuvre pourraient provenir des expériences sexistes pas si extraordinaires. Le dépliant se conclut par cette phrase : « Je rêve d’un avenir dans lequel nous puissions accueillir et aborder la colère et la violence des femmes ». Le rêve semble personnel, il invite pourtant un nous collectif à l’incarner pour le rendre actuel.
L’une des forces de Médée Superstar réside certainement là : actualiser un récit dans sa dimension collective. L’adresse directe du premier monologue interpelle les spectatrices et cette interpellation se poursuit. « Vos yeux. Mes yeux. Je dis vos, c’est plus facile de raconter » explique la narratrice. Elle finit par reprendre avant de continuer son récit : « Nos yeux […] ». Porté par le pacte de sincérité (« c’est véridique là, tout, tout »), le récit premier se veut proche de ce que n’importe qui pourrait vivre. C’est l’histoire d’une femme dont le voisin de siège se touche au gré de sa lecture érotique lors d’un trajet de train. Présentée comme une expérience vécue et singulière, cette histoire prend une dimension englobante en passant par le mythe grec. Face à la violence morale qu’il inflige, la narratrice défend l’envie de lui répondre par la même violence physique. La pronominalisation en nous nous y guide.
L’attention portée à l’environnement sonore constitue un autre point fort en ce qu’elle permet l’immersion dans les récits partagés. Produites sur scène, les atmosphères auditives sont déployées par les deux musiciennes ne prenant pas la parole. Des petits tocs tocs tocs sur un micro permettant de ramener la narration au moment précis où l’on toque à la porte ou des notes répétitives et intenses accompagnant la criée de numéros de loto, ce sont là des exemples de ces jeux sonores. En plus du décor sonore, des références actuelles nous rapprochent de ces récits ; de Dalida à Britney Spears, les icônes musicales contemporaines sont associées à l’intemporel Médée.
Avant de conclure, il me faut relever un petit (terme dénoncé dans un monologue à cause de son emploi réducteur et excessif)paradoxe de la pièce. Pour que le genre du témoignage soit efficace, il doit susciter une forme d’empathie ou de projection. Cependant, dans Médée, l’empathie est critiquée, taxée de frein à l’action punitive et légitime. Les trois récits personnels ne sauraient avoir le même impact s’ils ne créent pas la compassion. Nous pourrions nous interroger sur quelle empathie pourrait nous motiver à prendre part à l’action collective et à quel degré. Est-ce que l’invitation à se défaire de toute empathie (ici vis-à-vis d’un agresseur) impliquerait de perdre notre qualité empathique vis-à-vis des personnages ? Cette œuvre invite certainement à conscientiser et choisir nouvellement ce que l’on fait de notre tendance à la compréhension de l’autre. Pour le spectacle, compatissons face aux histoires partagées mais, confrontées à l’agression, choisissons de se refuser à notre éducation docilisante.
Médée superstar réussit par des jeux d’énonciation à nous embarquer dans ses univers musicaux, individuels et collectifs. À la fin, le spectacle apparaît comme une suite d’appels à s’exprimer et à se révolter contre une socialisation destructrice. Il ne s’agira plus de se laisser faire par empathie. Si les spectatrices sortent inapaisées (la révolte portée par les multiples Médées n’est ni tout à fait soulagée ni complètement ignorée), il leur faudra alors s’inspirer des trois récits pour se convaincre d’être moins polies.
03 juin 2024