Par Mathilde Feraud
Une critique sur le spectacle :
Avant la terreur / d’après Shakespeare et autres textes / Mise en scène de Vincent Macaigne / Théâtre de Vidy (Lausanne) / du 19 au 21 avril 2024 / Plus d’infos.
À propos d’une libre adaptation de Richard III et Henri VI. Théâtre de Vidy, 19 avril 2024. 19h00.
La fumée nous attire à l’intérieur du théâtre. Une fois dans le foyer, il est dur de trouver sa place. Le brouillard a envahi toute la scène et la salle, abolissant toute distinction entre elles. Plissant les yeux pour tenter de distinguer sur scène une quelconque présence de scénographie, on observe. Les seules choses offertes à notre vue sont deux écriteaux au scotch : sur le mur de gauche, « à l’aide », désespéré, et sur le mur de droite, « nous voulions la paix, pas la neutralité. » Peu à peu, on se rend compte que ce que l’on croyait n’être qu’un murmure, un bruit de fond, est une voix. Il est impossible de déterminer d’où elle vient. Enfin installés, notre attention lui est tout entière. Nous sommes littéralement assis dans le brouillard, mais nous y sommes aussi symboliquement : tout est incertitude quant à ce qui va se passer sur cette scène. Libre à nous d’interpréter ce prologue en prophétie ou en contexte historique, si on n’a pas lu ou vu Richard III et Henri VI de Shakespeare. Des phrases résonnent : « L’oreille, l’œil et la langue sont les sources du bien et du mal. Les hommes lèvent leur tête et comprennent leur existence ». Henri IV aurait vendu l’Angleterre pour du sucre et des épices.
On aimerait que la fumée se dissipe, mais la voix, que l’on devine à présent comme émanant d’une silhouette verte dans le brouillard, continue. Elle nous enjoint de fermer les yeux, et de faire trois grandes respirations. Il faut, à chaque expiration, oublier Richard III, oublier Shakespeare et oublier l’avenir. « Maintenant, c’est ici. Les personnages ne sont pas des personnages, mais des pays. Des entités géographiques, des idées, des tentatives de paix, des tentatives de guerre et des ratages ». Dans Avant la terreur, « il n’y a ni frère, ni sœur ni mère », pas de personnages, mais « des pays, des orgueils, des égoïsmes ». La voix nous laisse finalement dans une salle du trône, en 1452, en Angleterre, avec une météo maussade, évoquée par les bruits des chaussures des acteurs, qui rencontrent l’eau du sol en un « sploch ».
Mais à peine la voix s’est-elle tue que nous devons nous lever pour chanter un joyeux anniversaire de commémoration du massacre, fêtée chaque année par la famille Gloucester, composée de la reine Elisabeth, Elisabeth sa fille, Clarence, Georges Brackenbury, et Richard, l’« artiste de la famille », que l’on entend sans voir, au piano. La trame des deux pièces de Shakespeare a été simplifiée. L’aspect historique ne fait qu’office d’arrière-plan : la guerre des deux roses est évoquée par des éléments du décor ou des costumes, et les liens entre les protagonistes sont réduits à ceux d’une famille, car « une famille heureuse est une famille qui n’a pas encore hérité » et cette famille vient d’hériter : la reine mère abandonne ses enfants, Elisabeth devient reine, Richard se lie d’amitié avec le bâtard Georges, lui promettant un avenir meilleur, même si pour cela il faut verser du sang. Richard met à mort ses frères et sœurs, épouse Lady Anne. La tragédie familiale est entrecoupée par des intermèdes de Georges, convaincu du programme politique de Richard, qui tente de nous y faire adhérer. C’est peu à peu non pas l’utopie que laissait entrevoir Richard à son frère qui prend forme, mais un contrôle total, angoissant, sur le public et sur ses sujets. Chaque personnage n’est qu’un pion victime de Richard, tout en étant lui-même coupable, ne serait-ce que par ses rêves, qui sont, dans sa législation, condamnables. L’utopie ressemble de plus en plus aux images de catastrophes projetées sur les écrans par Richard, alors que c’est ce qu’il cherchait à éviter.
De Richard III, il ne reste que les noms des personnages évocateurs et quelques références à Londres. Plus que le monstre, c’est une volonté de mettre en scène, de montrer au public la « barbarie organisée et protocolaire » de notre époque, qui est similaire, peut-être pire que celle qui régnait à l’époque du dramaturge anglais et qu’il dépeint dans son Richard III. Le rythme sur lequel commence la pièce est trépidant. Nous sommes sans cesse confrontés à la violence : les personnages eux-mêmes sont violents entre eux, par leurs mots, par leurs gestes, mais la mise en scène l’est également. Des stroboscopes nous aveuglent, mais c’est aussi la crudité des néons blancs, le volume sonore extrêmement élevé, les détonations et les monstrations d’armes à feu, parfois pointées en notre direction, les effusions de sang, les sons tonitruants, les canons à confettis, les vidéos catastrophiques sur notre réalité, les incessantes mentions à tous les débats épineux de notre siècle et tous nos torts qui induisent également une confrontation directe avec la violence.
L’espace scénique est utilisé dans toute sa potentialité : les comédiens montent et descendent sans relâche les escaliers du public, quitte à passer entre les rangs occupés. La technologie est de pointe, les costumes sont modernes et la scénographie qui se dévoile peu à peu est polymorphe, se réorganise constamment, dans une gamme chromatique très simple, de blanc et de noir, toujours humide. L’espace scénique est de plus en plus sale et de plus en plus austère, déclinant en même temps que le royaume de Richard. Le blanc virginal, pur, est maculé de plus en plus par la bêtise des hommes…
Si Vincent Macaigne a pour but de réancrer Richard III dans un contexte actuel, il le fait dans un immense vacarme. Malgré tous les moyens utilisés pour rendre le dispositif intéressant et au goût du jour, les deux heures quarante sont longues. Certaines scènes semblent uniquement avoir été mises là pour permettre les changements de décor, ou pour amuser la galerie, notamment les intermèdes de Georges. Même si ces longueurs reposent probablement sur un défaut d’écriture, ce qui rend la pièce insoutenable est la vocifération constante des comédiens. Il est dur d’apprécier leur jeu, bien que par moments, on entrevoie leur plein potentiel. Leurs cris oblitèrent le sens de la pièce. Leurs discours, lourds de sens et d’allusions, imagés, emprunts de références, ne nous parviennent pas, on y devient insensible, tellement nous sommes noyés dans les vociférations et dans les propos éparpillés. Certes, ce haut débit sonore participe à la caricature des personnages, qui ne sont qu’allégoriques pour Macaigne, et ces hurlements coïncident avec la tonitruance des personnages politiques réels ainsi que le mutisme du public dans la réalité. Mais un peu de silence aurait été bénéfique, et pour nos oreilles, et pour le texte. Pourquoi crier quand tout est déjà engagé dans un cri silencieux, qui retentit malgré son silence ?
Si le but du spectacle est d’interroger le spectateur et son rapport à la violence au travers de diverses mises en scène de cette dernière, d’une manière qui rappelle celle de Romeo Castelluci, le spectateur finit plutôt par se demander quand est-ce que Richard III sera enfin tué… On sort en étant assommé, éprouvé non pas par la violence qui nous aurait touchés, mais par la tonne d’informations, suffocante, additionnée à la violence. D’ailleurs, a-t-elle vraiment besoin d’une si grande narrativité ? Peut-être la pièce a-t-elle été pensée pour nous faire ressentir la pitié et la terreur, eleos et phobos, le fameux couple gageur d’une bonne tragédie selon Aristote ? Le pari est en tout cas risqué, et la volonté totalisante de la pièce semble nuire à son propos…