Par Clélie Vuillaume
Une critique sur le spectacle :
De la sexualité des orchidées / conception, écriture et mise en scène Sofia Teillet / La Grange – Centre Arts et Sciences (Lausanne) / du 12 au 15 mars 2024 / Plus d’infos.
Une conférence performée pour en apprendre plus sur les orchidées, certes, mais se rappeler surtout, avec humour, la petitesse humaine.
Au sortir du spectacle de Sofia Teillet, vous en connaîtrez plus sur les fascinantes stratégies de reproduction que cette gigantesque famille de plantes a développées au cours de ses quatre-vingt-trois millions d’années d’évolution. Vous pourrez vous vanter de savoir que cette plante est, comme la plupart des végétaux d’ailleurs, hermaphrodite, saurez situer son « pistil », son appareil reproducteur féminin, tout autant que son appareil reproducteur masculin. Vous saurez estimer la quantité d’espèces d’orchidées qui existent, et pourrez impressionner votre auditoire en affirmant que oui oui, la vanille est bien le fruit d’une d’orchidée. Mais si Sofia Teillet nous livre bien ces informations scientifiques qui – elle le précise en début de spectacle – sont « vraies », la conférence est surtout un prétexte à une réflexion taquine sur la condition humaine, ses moyens et ses limites.
La mise en scène reprend les codes d’une conférence scientifique : Sofia Teillet, en tenue stricte – ensemble et escarpins noirs, ongles et rouge à lèvre rouges, micro serre-tête au coin de la bouche –, se tient debout, et salue sobrement ses spectateur·ices lorsqu’iels prennent place dans la salle. En fond de scène, un gigantesque écran accueille la projection d’une présentation PowerPoint. La première image est celle d’une impressionnante fleur d’orchidée rose sur fond noir. Un ordinateur et une gourde sont posées sur une grande table en bois clair, côté jardin. Côté cour, un tableau de conférence flipchart, vierge, à feuilles mobiles, disposé à accueillir toutes sortes de schémas explicatifs.
La forme de la conférence ou de la pseudo-conférence est devenue, depuis quelques années, fréquente sur les scènes théâtrales, à l’image, ces dernières semaines encore, de la création d’Homo barbecus, la presque conférence de Julien Pochon à Equilibre-Nuithonie, ou de la reprise de The Game of Nibelungen de Laura Gambarini au Reflet à Vevey. Outre l’aspect ludique de la conférence – qui rend le discours, qu’il soit scientifique ou non, vivant et divertissant – ce dispositif établit un lien privilégié d’adresse avec le public, en le rendant explicitement destinataire d’un propos qui vise à l’instruire. La particularité de la performance de Sofia Teillet, c’est qu’elle mêle aux informations scientifiques véritables un rappel constant des limites de la connaissance humaine.
L’entrée en matière accrédite le personnage de conférencière un peu maladroite. La comédienne cherche ses mots, affirme que l’objet de sa présentation est une fleur qu’elle a toujours détestée, qui ne renvoie pour elle qu’à d’impersonnelles toilettes de restaurant. À mesure qu’elle s’engage dans son discours, le public est pris de sympathie pour elle. Un jeu de décalage s’instaure entre ce qui est attendu d’un contexte formel et d’une conférencière et l’attitude décomplexée, engagée, vivante, authentique, du personnage de Sofia Teillet. Ce jeu se poursuit tout au long de la performance, fonctionnant autant comme un efficace ressort comique que comme une manière judicieuse d’opérer constamment un retour critique sur ce qui est dit.
Le propos prend petit à petit la forme d’une grande relativisation des prétentions humaines, remises en question par l’exposition vertigineuse de la complexité végétale : que reste-t-il à l’humain pour « se la péter », dès lors que l’on sait qu’il est huit fois moins évolué que l’orchidée ; que cette dernière avait déjà septante-trois millions d’années d’évolution dans les pattes lorsqu’il apprit à manger une framboise et lancer un caillou ; que la naissance de ses premiers ancêtres, sur l’échelle de l’existence du monde réduite à une année, date d’il y a quarante secondes à peine – et durera peut-être moins d’une minute, au vu de son affolante capacité à détruire ce qui permet sa vie ? Que peut prétendre savoir ou sauver l’être humain quand loin d’être « […] à l’origine de la vie », il n’en est « qu’une de ses conséquences » ?
Sur un ton exagérément pédagogique, Sofia Teillet se fait médiatrice, vulgarisant habilement, pour les « petits cerveaux » ou les « accidents » de la nature que nous sommes, quelques détails de l’infinie complexité des rapports naturels. Son discours est marqué par un investissement émotionnel et corporel démesuré qui fait la vivacité du spectacle. Elle parle à son public en termes imagés, comme on parle à des enfants, ce qui vient renforcer l’accent mis sur l’égocentrisme et la puérilité humaine. « Les insectes mangent par tapas », dit-elle pour expliquer le butinement.
Avec tact et autodérision, Sofia Teillet décale et renverse même le regard condescendant que l’humain tend à porter sur son écosystème. Ce sont ici les fleurs qui « comprennent », font preuve d’intelligence ou même « se responsabilisent » : autant de signes que le vocabulaire lui manque pour décrire le fonctionnement naturel sans projeter sur lui ses catégories de pensée, autant de signes que le vocabulaire lui manque pour dire le monde.
Mais tout n’est pas perdu : il lui reste sa capacité à inventer. Que son insuffisance ne puisse être comblée que par l’invention et la fiction, le spectacle en est d’ailleurs la meilleure preuve.