Par Mathilde Feraud
Une critique sur le spectacle :
Tchaïka / librement inspiré de La Mouette d’Anton Tchekhov / mis en scène par Natacha Belova et Tita Iacobelli / Théâtre des marionnettes (Genève)/ du 19 au 24 mars 2024 / Plus d’infos.
Au Théâtre des Marionnettes de Genève, la marionnette Tchaïka (« la Mouette » en russe) entame le dernier rôle de sa vie, interprétant la pièce la plus fameuse du plus connu des dramaturges russes. Un spectacle attendrissant, véritable ode à la vieillesse, au théâtre et aux comédiennes illustres. Emportés pendant cinquante minutes, ballotés entre souvenirs d’une comédienne et bribes de La Mouette, on se prend à souhaiter que la pièce de Tchekhov ait eu plus de quatre actes pour faire durer le plaisir…
Une vieille dame est assise derrière son miroir, à une table. Elle est sur le point de se maquiller pour le dernier acte de sa vie. Elle veut se poudrer, mais à peine saisit-elle son pinceau qu’elle tremble. Est-ce l’éternel trac, compagnon fidèle des acteurs qui lui rend visite pour la dernière fois ? Ou est-ce sa vieillesse qui lui rappelle qu’elle est au crépuscule de sa vie, malgré toutes celles qu’elle a jouées ? Le premier spectacle de la compagnie Belova-Iacobelli (compagnie chilio-belgo-russe), en tournée depuis 2018, pose la question fondamentale de ce que devient un artiste sans son art, dans sa vieillesse, qui limite désormais ses possibles : comment incarner ce qu’on ne peut plus toucher ? Ce qu’on a été mais vers lequel on ne peut plus retourner ? Comment accepter que les rôles se redistribuent ?
Tchaïka pourrait sembler par son titre être un seul en scène, mais Tchaïka n’est de loin pas seule sur la scène : Tita Iacobelli, sa marionnettiste, est présente à vue et lui prête sa voix et même son corps : telles des siamoises, elles partagent les mêmes jambes. Tchaïka est une marionnette portée, à bras-le-corps. Iacobelli ne donne pas seulement vie à Tchaïka : elle est aussi un personnage. C’est une petite voix, parfois le souvenir de ce qu’était Tchaïka jeune et l’assistante de celle qui a « joué la Mouette des millions de fois », une jeune femme qui doit lui rappeler constamment son texte.
Car Tchaïka doit interpréter Arkadina, célèbre comédienne, mère de Constantin, un poète aspirant. Arkadina vient à la campagne assister à la première pièce de son fils, mais ne la comprend pas. Elle la trouve « apocalyptique » et « décadente ». Tchaïka préfèrerait jouer Nina, la jeune actrice prometteuse, dont elle connaît le texte mieux que le sien. La mise en abyme d’une marionnette interprétant elle-même un rôle d’actrice n’est d’ailleurs pas sans évoquer La Mouette, dont les personnages eux-mêmes sont comédiens.
Tchaïka arrive au milieu d’un plateau aux allures de grenier. Elle se désole d’un décor si minimaliste, qu’elle ne comprend pas et qu’elle trouve elle aussi « apocalyptique » et « décadent ». Un long rideau blanc tombe en cascade sur la scène au centre ; côté cour, une table ovale est recouverte d’un drap de la même couleur que le rideau et un fauteuil cossu est lui aussi emballé dans le tissu blanc. « Mais pourquoi il n’y a pas de lac ? c’est l’âme de la Mouette, le lac », s’indigne-t-elle. Elle doit jouer, mais ne trouve personne à qui donner la réplique. Elle doit donc s’improviser à la fois Arkadina, son amant l’écrivain, son fils Constantin, Nina, et évoluer dans ce décor dont elle n’a pas l’habitude. Elle déplore de devoir discuter avec une peluche en guise de fils. Mais elle doit aussi lutter pour ne pas oublier qu’elle est sur scène. Le plateau poussiéreux abrite par son décor les vestiges de souvenirs, que Tchaïka ressasse et ramène à la vie, regrettant sa jeunesse perdue : elle rejoue son passé de grande actrice, redevient pour un temps Gertrude, la mère d’Hamlet, puis La Traviata… Mais elle doit terminer la pièce, tenir, jouer, coûte que coûte. Elle doit briller une dernière fois. Tchaïka ne joue-t-elle pas son propre rôle en incarnat Arkadina ? N’incarne-t-elle pas sa propre tragédie, celle d’une femme qui n’envisage pas sa vie sans la scène et qui doit malheureusement céder sa place ?
L’hommage discret au dramaturge russe se sent au travers du décor minimaliste qui respecte le principe dit du « fusil » de Tchekhov (tout ce qui figure sur scène est utilisé) mais il se perçoit aussi dans le texte, dont la composition ingénieuse se développe « autour » de Tchekhov et qui a été fabriqué à partir d’improvisations. Si la marionnette est hybride, le spectacle l’est aussi.
L’action oscille entre les souvenirs de Tchaïka, sa gloire, des airs italiens et des fragments de La Mouette. Le spectacle fait habilement circuler le spectateur entre les différents niveaux de fiction et n’hésite pas à franchir le quatrième mur, ou même à discourir sur la pièce dans la pièce. Arkadina – ou est-ce Tchaïka ? – déplore de jouer seulement devant un public de 67 personnes, nombre exact de personnes présentes dans la salle ce soir-ci : « Des adieux de merde », constate-t-elle. Mais, parfois, le plateau s’assombrit et nous la voyons regarder la neige qui tombe sur scène, comme si elle était suspendue entre deux mondes. Les différents niveaux de la pièce sont également brouillés par la proximité saisissante des trois femmes. Arkadina, russe, et Tchaïka, d’origine italienne, jouent dans une langue qui leur est étrangère, le français. Tita Iacobelli, chilienne, a appris le français pour pouvoir jouer la pièce. Toute ces femmes se rencontrent donc dans un espace au-delà de la fiction, cet espace étant lui-même un clin d’œil au dramaturge russe : La Mouette regorge de références à d’autres œuvres, qui sont ici mises en scène sous forme d’ébauches, et se révèlent partie intégrante de la vie de Tchaïka.
Les spectateurs auraient pu être déroutés par ces points de rencontres qui brouillent les frontières entre le réel et la fiction, mais la marionnette les guide. Finalement elles inverseront leurs rôles pour le grand final : c’est la marionnette qui guidera la marionnettiste, comme si elle avait enfin apprivoisé sa liberté, si elle se laissait, mouette, enfin libre de voler vers de nouveaux horizons et d’accepter son âge, illustrant à la fois la beauté de la vieillesse et la richesse de la pièce intemporelle du dramaturge russe.