Une critique sur le spectacle :
Nous par le ciel si bas / Écriture et mise en scène par Julien Mages / Cie Julien Mages/ Théâtre 2.21 (Lausanne) / du 5 au 22 décembre 2023 / Plus d’infos.
Au théâtre 2.21, Julien Mages, auteur et metteur en scène connu sur la scène suisse depuis plus d’une dizaine d’années, propose ici d’explorer le lien conflictuel entre deux sœurs très différentes. Comme dans son spectacle Cette nuit encore jouer les pierres, l’auteur met en scène la dernière rencontre de deux personnes qui traversent leurs souvenirs et tentent tant bien que mal de réconcilier l’irréconciliable. Des destins tragiques que le spectacle rend peut-être trop pathétiques.
Une scénographie extrêmement minimaliste : la scène est absolument vide et elle le restera tout le long du spectacle. Seuls de faibles jeux de lumières et quelques mouvements des comédiennes habiteront le plateau. La place est ainsi faite aux mots. Les deux sœurs doivent (se) dire pour (se) réconcilier.
L’aînée commence par narrer sa naissance et son enfance jusqu’à l’arrivée de sa petite sœur dont elle est jalouse depuis qu’elle est née, inscrivant ainsi l’histoire de cette grande sœur dans les schémas bien connus de la psychologie de l’enfant. Notons, en passant, qu’elle est particulièrement perspicace, cette petite fille, qui sait, à cinq ans, mettre des mots sur le bouleversement que provoque la naissance de sa petite sœur. Le but est-il peut-être de brouiller les frontières entre l’enfance et l’âge adulte ? Malheureusement, cette petite fille, une fois adulte, devient complètement aveugle et incapable de réflexivité sur ses mécanismes psychologiques toxiques et mortifères.
Il n’y a pas qu’une narration d’histoires passées : les comédiennes racontent aussi leurs propres gestes sur scène, en prononçant notamment les didascalies à voix haute. Lors d’un moment tragique, par exemple, la cadette dit : « sourire » sans réussir à sourire. Est-ce une façon de mettre en scène la tension interne de la petite sœur qui tente de sauver son aînée ? Ou alors de montrer que la psychologie humaine est plus complexe que ce qu’une écriture dramatique voudrait mettre en jeu ? Cette deuxième hypothèse pourrait avoir du sens si la partie dialogale du spectacle (qui est la plus présente) n’était pas aussi caricaturale. En effet, pendant une heure, on traverse des clichés psychologiques qui réduisent la complexité des personnalités humaines. Le public se retrouve ainsi face à deux profils qui laissent peu de place à la nuance : d’un côté, l’artiste incomprise qui n’arrivera jamais au bout de son œuvre puisqu’elle a une conception élevée de l’art (à la façon de « l’art total » de Wagner, dont elle écoute les opéras en prenant son bain, conception qu’elle a, par ailleurs, héritée de son père qui était le seul avec qui elle pouvait parler d’art et qui, en mourant, la laisse en proie à la folie) et qui se sent élue, en-dehors du monde, incomprise par toute forme d’altérité ; face à elle, sa petite sœur qui, elle, a su se relever de la mort de son père, a su combattre ses démons, se sortir de sa descente aux enfers liée à la drogue, et qui, maintenant, « crée » comme son père, malgré l’incompréhension et la dévalorisation incessantes de sa sœur.
Le rapport de force entre ces deux personnalités semble donc trop simpliste : la petite est du côté de la vie, elle tente de sauver sa sœur, malgré tout le mal qu’elle lui a fait et malgré son désarroi face à la détresse de son aînée. Elle est la gentille qui, dans sa générosité d’âme, ne demande qu’une chose à sa grande sœur, qu’elle lui dise « je t’aime ». Et l’aînée est la méchante – car malheureuse – qui est incapable de faire preuve de tendresse avec sa petite sœur et d’humilité vis-à-vis du monde. Le jeu des comédiennes met en valeur ce qui pourrait apparaître pour certains comme une faiblesse de l’écriture en exagérant le pathétique (elles crient très fort, par exemple, quand elles sont fâchées) et la caricature (quand elles sont en colère, elles prennent leurs têtes dans leurs mains, elles ferment les yeux, elles tapent contre le mur, etc.).
On pourrait espérer que l’aspect poétique du texte donne au spectacle un degré supplémentaire de lecture, mais celui-ci semble manquer de sincérité et se réduire à de l’apparence poétique. Se balançant entre des moments poétiques quelque peu opaques et des comparaisons triviales, l’écriture paraît creuse. La poésie s’intègre par ailleurs plutôt maladroitement aux dialogues : la dimension psychologique propose un langage très concret et courant (malgré les quelques termes soutenus qui sonnent étrangement) ; au quotidien, on ne parle pas vraiment en poésie et on ne fait pas, par exemple, de comparaisons poétiques en plein moment de colère. Les incursions poétiques sonnent donc faux et cassent le rythme naturel des phrases.
Ce qui est malheureux, c’est le fait de regarder des destins sérieusement tragiques sans être ému. La caricature et le pathétique réduisent la complexité humaine à des apparences inconsistantes et affaiblissent le tragique des tragédies. Les dialogues psychologiques réduisent les cœurs qui s’entendent bien mieux dans les situations réelles, les images, et enferment les spectateurs dans une lecture univoque d’une histoire qui, par les enjeux relationnels complexes qu’elle met en jeu, pourrait faire place à une pluralité de regards.