Une critique sur le spectacle :
Rivage à l’abandon, Médée-matériau, Paysage avec argonautes/ Texte de Heiner Müller/ Mise en scène par Matthias Langhoff/ Théâtre de Vidy/ du 22 au 26 novembre 2023/ Plus d’infos.
Dans ce spectacle déconcertant, Matthias Langhoff, ancien directeur du théâtre de Vidy, confronte les spectateurs à la narration déstructurée de trois pièces de Heiner Müller rejouées à l’ère multimédia.
Rivage à l’abandon, Médée-matériau, paysage avec argonautes : ces trois textes de Heiner Müller réunis en 1983 avaient déjà été mis en scène à cette date par Matthias Langhoff au Schauspielhaus de Bochum. Rejoué au théâtre de Vidy en 2023, ce spectacle entre en résonance plus que jamais avec un monde moderne en décrépitude. A l’origine, ce triptyque énigmatique de Heiner Müller, cette « étoile à trou noir » comme il aime à l’appeler, offre une multiplicité de significations laissées libres à l’interprétation des spectateurs. Bien que la Médée antique soit projetée sur les rives délabrées de l’Allemagne d’après-guerre, « elle peut être aussi bien une Turque en RFA. Tour ce que vous voudrez. […] », explique-t-il dans un entretien en 1983 avec le magazine Der Spiegel. De cette multiplicité des temps et des espaces possibles, Matthias Langhoff propose une nouvelle expérience en travaillant sur le dédoublement et la fragmentation du texte dans de multiples objets picturaux, auditifs et cinématographiques qui viennent intégrer le spectacle et résonner avec notre époque.
Intrigués et légèrement désorientés, les spectateurs franchissent la porte des coulisses et se trouvent ainsi sur la scène, aménagée comme un petit musée. Ils sont invités à contempler trois immenses tableaux de plusieurs mètres qui forment un triptyque. Intitulée « Paysages du temps », cette œuvre de la peintre Catherine Rankl présente trois rives sous un ciel gris dans une ambiance froide de l’après-guerre. Côté jardin se révèle l’image d’un bateau échoué sur une mer de ruines. Côté cour, plusieurs images d’une femme en robe blanche, qu’on identifie à Médée, prenant la pose dans diverses postures de danse au milieu des décombres. Au fond de la scène, une mer froide et implacable laisse apparaître quelques blocs d’immeubles en arrière-plan. Ici et là, les gardiens en uniforme avec jupe, et la robe transparente de Médée sur un cintre. Dans le même temps, le public entend la composition radiophonique de Heiner Goebbels, réalisée à partir d’extraits de Rivage à l’abandon récités par des Berlinois dans les années 80 sur un fond sonore de lieux du quotidien comme dans le métro, une station de gare ou encore un bar.
Puis les spectateurs sont invités à traverser la scène entre les tableaux de Rankl pour gagner leur siège et passent ainsi par-dessus les rails d’un train. Un arbre mort et une vieille cuisinière sont de part et d’autre de la scène, rappelant encore l’Allemagne d’après-guerre. Interrompant la performance, des extraits de films montrant deux comédiens répétant les textes de Müller, Catherine Rankl en train de peindre, ou encore un solo d’accordéon sont projetés contre le tableau de la mer, au fond de la scène. Si cette multiplicité de représentations révèle l’interprétation personnelle de l’œuvre de Müller par chaque artiste et comédien, elle n’aide pas les spectateurs à construire la leur, les laissant plutôt seuls face à ces différentes voix. Le dédoublement, la fragmentation et le déplacement des voix sont certes cohérents avec l’œuvre de Heiner Müller, considérée comme « un théâtre de voix » par Hans-Thies Lehmann (au sens où « les personnages ne sont plus fondés sur des identités mais portent des discours »), mais cette expérience multimédia crée quant à elle une saturation, empêchant proprement de faire sens des discours qui sont délivrés.