Choeur des amants
Conception et mise en scène par Tiago Rodrigues / Comédie de Genève / du 12 au 15 octobre 2023 / critiques par Sophie Perruchoud et Joaquin Mariné Piñero .
Un spectacle qui ressemble à un poème
14 octobre 2023
À la Comédie de Genève, Tiago Rodrigues remet sur la scène un texte dont l’écriture a commencé en 2006 et qui, comme dans By Heart ou Antoine et Cléopâtre, explore la finesse des liens entre les êtres. Sous forme d’un récit choral, le spectacle évoque deux amants qui vivent et transmettent leur amour au cœur du temps qui passe. En toute simplicité, la balade guide le public entre l’intime des amants et l’universel de la condition humaine.
Il semble qu’on a posé là, sur le sol, une nuit étoilée. Un matériau léger et brillant est éparpillé sur l’ensemble de la scène et invite les spectateurs dans un univers poétique avant même le début du spectacle. C’est une pièce de jeunesse que Tiago Rodrigues, actuel directeur du Festival d’Avignon, reprend à la scène. Les premiers chants ont été écrits il y a plus d’une décennie, le dernier a été conçu récemment avec les comédiens David Geselson et Alma Palacios. Deux amants dont nous ne savons ni le nom, ni l’âge, ni l’origine, expriment leur rapport au temps qui passe, tentent de matérialiser leur amour par les mots et, de fait, proposent une entrée dans la part la plus intime de leur humanité. Ou pour le dire dans leurs propres termes :
« Cet amour est comme un poème ou une chanson
c’est impossible de le résumer
il faut le citer
que peut-on dire
pour résumer un poème ? »
La même question, en écho, se pose pour moi : que dire pour évoquer ce spectacle qui ressemble à un poème ?
Je pourrais d’abord raconter que c’est l’histoire d’une femme qui meurt presque en regardant le film Scarface, avec Al Pacino, l’histoire d’un homme qui voit son amante presque mourir, l’histoire d’un couple qui veut croire qu’« on a le temps », d’une fille qui chante le soir pour bercer sa mère, d’amoureux qui achètent une forêt pour pouvoir vivre, d’un film arrêté brutalement par l’urgence et dont ils décident de ne jamais voir la fin.
Je pourrais aussi dire que le spectacle est un souffle poétique continu de quarante-cinq minutes, écrit à la manière d’une partition pour deux voix éminemment humaines. Les différentes façons de proférer le texte expriment toute la gamme de nos rencontres avec l’altérité, comme une fable de notre humanité, de nos (im)possibilités de rencontres et d’amours : parfois, les mots dits à l’unisson font des deux amants un chœur célébrant la possibilité d’entente entre les hommes. Parfois, les comédiens sont seuls dans leur espace et profèrent un monologue. À d’autres moments, les amants dialoguent, tentent de se rencontrer, de partager, ou profèrent en même temps des discours différents, mettant en lumière la profonde insaisissabilité de l’autre. Et quelquefois, le silence s’impose et prend la place des mots, vains face à l’indicible.
Je pourrais également mettre en lumière la générosité du spectacle, qui donne une véritable place aux spectateurs. Les mots sont proférés dans leur direction, ils sont offerts, nous invitent à écouter et à recueillir cette histoire d’amour et à la faire entrer en résonance avec nos propres individualités. La diction et les gestes des comédiens, quelquefois très emphatiques, presque didactiques, contraignent parfois l’imaginaire des spectateurs en leur indiquant une interprétation précise du texte, dont la richesse pourrait appeler une plus grande liberté dans l’énonciation. On imagine bien toutefois que ce type de diction est lié au jeu difficile qu’impose le dispositif qui consiste à proférer des paroles à l’unisson. Porteurs de mots, de respirations et de silences, les comédiens évoluent dans une scénographie épurée — une table et deux chaises qui permettent de figurer les différents espaces traversés par les amants — qui leur donne une place véritable. Les mots eux-mêmes, au centre du spectacle, touchent une part profonde de notre humanité. Ils parlent du temps qui passe, de l’amour indicible, de l’éphémère partagé, de la vie infinie. Ils sont donnés dans une poésie d’une grande humilité, sans jamais prétendre énoncer ni vérité ni morale. Ils ouvrent un espace de partage, le temps d’un spectacle, dans lequel se tissent l’amour, la peur, le rire, le désarroi, l’attente, la mort, la joie, les désirs. Et le tout se cristallise en tendresse et légèreté.
Je pourrais encore évoquer les lumières qui, sobrement, illustrent le trajet que font les cœurs des amants. Elles s’adoucissent à mesure que le temps passe pour finir par ne produire qu’une faible atmosphère verte, laissant les amants se dessiner en silhouette, les accompagnant jusqu’à leur dernier souffle offert à la forêt dans laquelle ils finissent par se confondre avec l’humus.
En somme, je pourrais dire qu’en tissant la pièce à partir de la tragédie première que représente l’intrusion brutale de la mort — ou de la menace de la mort — dans le quotidien, Tiago Rodrigues montre que le théâtre peut donner à voir autre chose que des rapports de force, des tensions, et proposer des lieux de tendresse. Face à cet évènement tragique, il ne propose pas une résolution, mais il y oppose bien plutôt la tendresse et la joie.
Je pourrais bien dire tout ça et dire encore que l’espace proposé par ce spectacle montre qu’il subsiste, malgré la mort, le désarroi, la perte, « un endroit où il est possible de vivre ». Mais il est vrai qu’il est délicat de vouloir raconter un spectacle qui ressemble à un poème. Celui-ci dépose doucement une impression d’humanité, un regard d’espoir sur le temps qui s’enfuit, un souffle d’amour sur nos cœurs éphémères. Peut-être que dorénavant, nous aurons tous un film que nous ne regarderons jamais jusqu’à la fin.
14 octobre 2023
Avez-vous le temps ?
24 octobre 2023
Tiago Rodrigues a su habituer son public aux questionnements les plus intimes, que ce soit sur la mort et la mémoire humaine dans By Heart ou sur la révolte interne et collective dans Catarina et la beauté de tuer des fascistes. Dans Chœur des Amants, qui se présente également comme un entrelacs de trames narratives, il insuffle à ses personnages et, par eux, aux spectateur·ices, le murmure d’une question incessante : à quoi dédiez-vous votre temps ?
« On a le temps » reprennent fréquemment l’homme et la femme sur scène. Le couple raconte la même histoire, mais chacun·e de son point de vue. Iels parlent en même temps et souvent en énonçant les mêmes propos. Seuls les accords (genre, temporalité des verbes) s’actualisent selon qui les prononce – elle utilise la première personne quand il s’agit d’elle et la troisième lorsqu’elle parle de lui et inversement (sauf dans de rares moments où leur expérience a été différente). Faces au public, iels s’adressent directement à l’auditoire en ne bougeant que peu et narrent synchroniquement le récit de leur vie, en particulier le moment où celle-ci a connu un basculement accidentel.
Iels nous parlent, pieds nus, sur un sol carré de petites mousses éparses simulant le plancher chaleureux d’un foyer. Lorsque l’un·e des deux le traverse, de petites poussières se soulèvent, évoquant un lieu vivant. La douche de lumière met en valeur ce carré de particules. Dans un coin, une table avec une bouilloire, qui sifflera l’heure du thé, et deux chaises. De ce cadre simple émerge une chaleur familière, une atmosphère d’appartement tamisé.
Ce lieu dépouillé centralise l’attention sur le travail primordial de la parole. Pour avancer dans l’action, pas de décors changeants ou d’entrées en jeu de nouveaux personnages ou objets, seulement un récit incarné. Le temps est celui du déroulement des mots plus que de la vie des personnages : celle-ci est parfois résumée, fait parfois l’objet d’ellipses, ou encore s’étire le temps de la narration d’un moment douloureux. Souvent, la narration est au présent (« Nous sommes aujourd’hui… »), au plus près de l’action. Malgré la durée courte du spectacle, leur vie peut se résumer. Elle le fait dans son immédiateté constamment répétée. Voilà l’une des forces de ce spectacle pour moi : quel que soit l’instant de narration de l’intrigue, même lorsque ce sont des souvenirs cruciaux qui sont évoqués, nous sommes toujours ramené·es à un présent d’énonciation coïncidant avec celui de réception. Personne n’a une vision de la vie entière, et ces personnages ne peuvent pas diriger leurs décisions en fonction de la fin. L’adresse frontale maintient les spectateur·ices dans un instant précieux, celui du questionnement sincère. Finalement, nous ne sommes toujours que cet instant, nous sommes aujourd’hui avec les connaissances de ce qui s’est déjà passé, mais aveugles sur l’avenir.
Néanmoins, les spectateur·ices, quant à elleux, pourront, à la sortie du spectacle, contempler la vie accomplie du couple et se positionner depuis ce point de vue panoramique. Dans ce présent, les amoureux matraquent le leitmotiv « on a le temps » – qui les rassemble dans une vision commune de la vie. La question sous-jacente « a-t-on vraiment le temps ? » ne s’adresse-t-elle pas aussi au public ? De fait, si ce poème est proféré simplement et sans beaucoup d’artifices ou d’effets surprenants, sa durée réduite en fait une force. En outre, elle répond à ce désir de maîtrise et d’usage raisonné du temps de chacun·e. Si les personnages posent ces questions et y apportent leur réponse au prix d’accidents forts – il faut changer, mais cela prend du temps –, le dispositif scénique nous les envoie au visage. Il ne nous reste plus qu’à nous les approprier. La démarche introspective vers laquelle nous mène Tiago Rodrigues amène chacun·e à être actif·ve de son expérience et à sortir de cette salle avec l’envie de faire bouger les choses branlantes de sa vie. Quoi de mieux qu’un face à face de 45 minutes dans un décor simple mais chaleureux pour parler à l’intime ?
Aviez-vous vraiment le temps (de lire ce texte) ? Chœur des Amants questionne les thématiques universelles du temps qui passe, de ce qu’on en fait, de ce qu’il nous amène à modifier. In fine, le spectacle nous montre que, même si on a le temps, on doit le prendre pour changer.
24 octobre 2023