Liebestod
Par Angélica Liddell / Théâtre de Vidy / du 15 au 18 mars 2023 / critiques par Timon Musy et Julie Fievez .
La violence illusoire d’une poésie d’orfèvre
20 mars 2023
Par Timon Musy
Errance entre auto-sanctification, auto-psychanalyse et expression douloureuse de l’acte théâtral, Liebestod de et par Angélica Liddell se présente comme un cri du cœur en l’honneur des figures perdues de son amour artistique comme du monde du théâtre, mais demeure avant tout un fantastique déploiement d’un dispositif théâtral hypnotique.
Il suffisait de tendre l’oreille aux bruits de couloir dans la Kantina du théâtre de Vidy-Lausanne pour se sentir intimidé d’avance par l’aura d’Angélica Liddell tant cette dernière génère crainte et fascination. Cette artiste, déjà passée plusieurs fois dans la région pour des spectacles souvent controversés, est en effet connue pour la violence et l’engagement corporel de son travail. Et une fois de plus, alors que tout laissait anticiper une nouvelle performance radicale et crue, ces attentes devaient être comblées.
Le spectacle se déroule comme un enchaînement de tableaux au milieu d’une arène de corrida, construite en fond de scène. C’est là que se succèdent notamment des chats vivants, un monolithe noir (programmatique, sûrement, des incertitudes à venir), un authentique festin sanglant durant lequel l’artiste se taillade les genoux et le dos des mains, deux moitiés de ce qui semble être un porc descendu du plafond, ou encore une séance de corrida immobile avec un taureau empaillé. Dans le même temps, beaucoup de cris et de gestes frénétiques. Par passages, une grande partie du discours récité rend hommage au torero Juan Belmonte ainsi qu’à d’autres grandes figures littéraires. S’ensuit une longue et copieuse séance d’insultes destinées à l’entièreté de la profession et au public, mais surtout orientée vers Angélica Liddell elle-même.
La portée hautement symbolique des tableaux rend difficile la compréhension de chacun d’entre eux, et leur enchaînement brouille, volontairement, tout effet de cohérence et de causalité. Il paraît vraisemblable que le projet de l’artiste n’est pas de produire un sens absolu, mais bien davantage de véhiculer un sentiment de douleur intense. Une douleur qui naît de l’acte performatif, de la frustration de Liddell de pas pouvoir ressembler à ses idoles, de la peur de la mort, qu’elle ne cesse pourtant de réclamer, et du dégoût provoqué par l’incompréhension du public. Les blessures qu’elle s’inflige à l’aide de lames de rasoir en sont une actualisation frontale, comme le sont également ses cris et ses larmes. L’annonce en est faite dès le début : il ne faut pas espérer entendre le moindre mot sur le bonheur, et ce n’est que la toute fin du spectacle qui fera mentir cette promesse par l’expression amoureuse et le sourire de Liddell lors d’une dernière danse.
Le piège, mais également le défi que représente cette pièce est qu’elle est des plus pertinentes une fois abordée en commençant par sa fin. Alors que Liddell est habillée en toréador aux côtés d’un taureau abattu (empaillé), elle récite le dialogue de la mort de Tristan du Tristan und Isolde de Wagner et feint de mourir sur le cadavre de l’animal. C’est au moment de se relever que se révèle toute la force théâtrale de sa création. La violence montrée d’entrée de jeu poussait à l’erreur le spectateur qui pouvait penser avoir affaire à une performance pure, c’est-à-dire exclusivement vécue et non jouée, et qui aurait engagé directement l’artiste à un niveau physique et émotionnel sans artifices.
Car au début du spectacle s’installait un doute. À se prendre pour un Christ cruel, qui se faisait saigner, imbibait du pain de son propre sang pour le manger et plongeait ses mains dans le vin pour ensuite baptiser des nouveau-nés (présents sur scène en chair et en os), l’artiste déployait des gestes impressionnants, qui rendaient toutefois difficile l’empathie du public. La musique à haut volume, l’odeur prenante de l’encens, les cris de lamentation semblaient aussi vouloir construire un gigantisme sensoriel, qui pouvait donner l’impression d’une forme de mégalomanie créative. La violence crue du début de spectacle disparaissait par la suite pour n’en être plus que l’expression verbale : comme Juan Belmonte, Angélica Liddell disait vouloir risquer sa vie sur scène. Mais la mort réside en réalité dans les symboliques visuelles, et non dans la crainte que Liddell se vide effectivement de son sang ou s’empale vive. Son spectacle sera joué le lendemain, le surlendemain et dans d’autres théâtres encore.
La partie finale confirme ainsi qu’il ne s’agit là pas d’une simple performance, mais aussi de théâtre interprété ; le sang est bien réel, mais le travail d’écriture prend énormément de place, le rythme et la manière de déclamer le texte sont millimétrés. C’est peut-être là le véritable art de Liddell, celui de faire douter de ce qui est en train d’être vu. Tout est écrit, tout est répété, tout est réfléchi dans les moindres détails longtemps en avance, même les blessures, mêmes les cris, même les larmes. À la fin, lorsque la comédienne meurt comme le ferait Iseut, qu’elle se relève et vient saluer le public, elle prouve qu’elle est certes une performeuse à l’échelle de sa carrière, mais également une actrice extraordinaire. Il est indéniable qu’il faut applaudir une telle performance, si forte et si travaillée qu’elle parvient à brouiller profondément sa propre nature.
L’intelligence de la pièce se déploie donc dans sa capacité à désamorcer ses propres procédés, lorsque les gestes s’arrêtent et que les bruits cessent. Quand Angélica Liddell se tient devant le public immobile et commence à exorciser ses frustrations, ses peurs et sa rage, pour un moment thérapeutique où sont insulté·e·s les comédien·ne·s, les dramaturges, le public, la société, la bureaucratie, la politique et sa propre pratique artistique, elle développe un véritable sentiment cathartique. Pourtant, ce qui ressort de toutes ces injures, c’est un authentique amour du théâtre et du public. À hurler le danger que représente tout ce qui pourrait inhiber la liberté des pratiques théâtrales et à vouloir préserver son audience de la médiocrité, Angélica Liddell se fait la porteuse secrète d’un espoir discret. Cet exemple est symptomatique du travail et du jeu créatif de Liebestod. Tout crée l’incertitude et pousse au questionnement. À la fois subtile et complexe, la construction du spectacle interroge en profondeur le rapport à la forme performative, et le public, repoussé ou fasciné, est pris dans cette spirale énigmatique d’une technicité rare.
20 mars 2023
Par Timon Musy
La danseuse des solitudes
20 mars 2023
Par Julie Fievez
En proposant un hommage au torero Juan Belmonte, la nouvelle création d’Angélica Liddell s’inscrit dans le cycle « Histoire(s) du théâtre » initié par Milo Rau. Dans ce troisième volet, la performeuse réinterprète le prélude « Liebestod » de Wagner – littéralement « la mort d’amour ». Malgré l’incroyable puissance du cri adressé au public, le spectacle peine parfois à toucher le cœur – quelque peu retourné – des spectateur·ice·s.
Le spectacle d’Angélica Liddell – artiste espagnole, autrice, metteuse en scène et interprète de ses propres créations – débute sur trois instants suspendus, presque photographiques : un homme, torse nu et barbe longue, apparait. L’un des tableaux le présente tenant des chats en laisse, tel un dresseur. Autour de lui, un décor dans les jaunes ocres : une arène de corrida. Puis, au quatrième lever de rideau, une femme habillée de noir prend sa place. Elle ne quittera presque plus la scène.
À travers l’unique présence de la performeuse, se distinguent pourtant deux figures. Angélica, d’abord, dont la souffrance, la colère, le dégout, la cruauté même, sautent à la figure des spectateur.ice.s. Celleux-ci ne sont pas épargné.e.s : elle expose ses sentiments avec une superbe tirant parfois vers le glauque ou le trash. Dans une longue première partie, elle s’entaille les genoux et les mains. Sur la chanson Asingara de Las Grecas, elle s’enivre du vin posé à côté d’elle comme du sang qui coule de ses blessures. D’autres moments continuent de jouer avec les limites du supportable et de l’indécent : des bébés portés tels des offrandes, un cadavre de vache qui descend du plafond – image qui n’est pas sans rappeler les compositions du peintre anglais Francis Bacon. Patrice le Rouzic, sportif belge amputé de la jambe et du bras droit, apparait lui aussi, sans prothèse. Une première fois, il est seul, au centre de la scène : ses membres estropiés sont recouverts d’un bandage. Ensuite, il semble former avec Angélica Liddell un duo tragique. Tels Yseult et Tristan réincarnés, leurs deux silhouettes évoquent la dimension sacrificielle de l’amour. Faisant face à la mort, celle-ci apparait comme la condition d’accès à l’Absolu.
Pourtant c’est bien cette recherche d’absolu – et son impossibilité – qui provoque la souffrance d’Angélica. La performance, en exposant cette souffrance, semble vouloir aussi mener une réelle réflexion sur l’art. Elle explore, à partir de ses propres paradoxes, la manière d’accéder à un art autonome et sans consensus ; un art qui toucherait, par-là même, au sacré. On retrouve ainsi une importante dimension christique, avec la reproduction de rituels et symboles religieux. En faisant référence à l’art de toréer, elle s’inscrit également dans une lignée d’écrivains – tels que le poète Federico García Lorca ou le philosophe Didi-Huberman – qui virent dans cette pratique un acte hautement spirituel. Ils rejoignent la performeuse dans sa recherche d’équilibriste, entre cet inexorable appel du vide et la nécessité de se maintenir dans l’arène (dans le cas de Juan Belmonte), sur scène (pour l’artiste) ou en vie (pour les autres).
À la figure de dominatrice sans scrupule s’oppose ensuite une autre Angélica Liddell, moins assurée, presque suppliante. Elle surgit lorsqu’apparaît face à elle un taureau empaillé. Celui-ci est alors divinisé, immobile et sombre. On peut y voir une figure masculine ou rédemptrice, à laquelle l’artiste, habillée en torero, se soumettrait. Toutefois, c’est dans le paradoxe que représente l’animal que se trouve pour elle le salut : mourir et donner la mort, comme deux mouvements d’un même geste, pour tenter d’atteindre le sublime – celui de la corrida, de l’amour et de l’art. De fait, Liddell danse devant et autour du taureau, caressant son pelage et s’accrochant à ses cornes. Mais dans un même temps, dans son rôle de torero, elle n’a d’autre choix que de l’abattre. Dans le même temps, les guitares de la musique de Los Marismeños, groupe de musique andalouse, retentissent. Les rythmes profonds, qui rappellent la musique flamenca, engagent les corps dans une pulsion vitale qui les déborde. Angélica Liddell démontre ainsi l’importance de la chair et des sensations qui la traversent.
Cet appel au corps ne semble cependant pas suffire à insuffler l’élan vital qui viendrait, par là même, toucher le public. Le spectacle laisse peu de place à l’identification. En effet, en écrivant sa douleur intime, Liddell ne semble pas parvenir à réveiller celle des autres. Si elle instaure clairement une distance entre elle et son public – notamment au cours d’un long monologue aux allures de pamphlet – on peut s’interroger sur sa volonté d’entrer tout de même en résonnance avec les spectateur·ice·s. Puisqu’au milieu des insultes qu’elle leur adresse, surgissent finalement les échos d’une solitude pesante dont seuls la mort et le théâtre semblent pouvoir la libérer. Peu d’options s’offrent alors à celles et ceux qui, tel·le·s des laissé·e·s pour compte, demeurent à l’écart de cette quête passionnelle : soit se réfugier dans une indifférence feinte ponctuée de rires gênés ; soit se détacher progressivement ce qui se déroule devant leurs yeux, pour regarder en elles·eux-mêmes. Et finalement, s’interroger, peut-être, sur la pertinence de se rendre au théâtre pour vivre une expérience douloureuse, brutale et, surtout, solitaire.
20 mars 2023
Par Julie Fievez