Une oreille nue à la patte de l’amour… ou comment filer une puce malgré soi
Par Rebekka Kricheldorf d’après l’ensemble de l’œuvre de Georges Feydeau / Mise en scène Superprod (Céline Nidegger et Bastien Semenzato) / Théâtre Poche – Genève / du 14 novembre 2022 au 5 février 2023 / critiques par Mélanie Carrel et Sylvain Grangier .
Le capitalisme se Feydeau-rer la pillule
30 janvier 2023
Par Mélanie Carrel
Et si Feydeau avait vécu au XXIe siècle ? De quoi aurait-il ri ? Quels travers de la société aurait-il portés sur les planches pour les pousser jusqu’à l’absurde devant un public hilare ? Pour ses 75 ans, le Poche nous propose un vaudeville 2.0, inspiré du grand maître du genre, et nous livre une critique du capitalisme et de l’air du temps dans un emballage rose bonbon.
Les intrigues amoureuses de ce siècle ne ressemblent guère à celles de Feydeau. Entre sapiophilie et objectophilie, coups d’un soir et vœux d’exclusivité, fétichistes de peluches et coups de foudre virtuels unilatéraux, Kricheldorf a trouvé de la matière pour son vaudeville des temps modernes. À l’époque de tous les excès, où rien n’est plus simple que de mettre quelqu’un dans son lit, l’Amour avec un grand A se faufile toujours entre les doigts de celui ou celle qui voudrait s’en saisir et il faut surmonter gueules de bois et quiproquos, tout en respectant le code d’honneur des meilleures copines cis, pour arriver à ses fins.
Le public est plongé dans l’histoire de Louise qui, portant un poulet congelé comme couvre-chef pour soulager ses maux de tête, reçoit la visite de sa meilleure amie Amélie. Celle-ci lui annonce qu’elle a (comme chaque semaine) trouvé l’homme de sa vie sur internet : il s’agit du brillantissime psychologue Hannes Schlumberger dont elle a visionné des conférences et avec lequel elle sent une connexion profonde et intime. Amélie décide de se rendre au congrès de psychologie afin de le conquérir. Suite à une invitation éméchée sur un site d’extase duveteuse, un homme déguisé en goupil (qui n’est autre que Hannes Schlumberger) s’introduit chez Louise : c’est le coup de foudre. Louise, assisté par son colocataire Momo, met alors en place un plan (pas du tout) infaillible pour vivre son amour sans trahir aucun code d’honneur.
Le rythme est effréné, tout s’enchaîne, les jeux de mots fusent, les portes claquent, les quiproquos se succèdent, les comédiens changent de personnages, et les personnages changent d’orientation sexuelle comme ils changent de plan : à leur guise. Tous les codes du vaudeville sont mobilisés sur ce plateau dont l’organisation spatiale offre de nombreuses possibilités de jeu : deux portes-tambours, donnant sur de petits sas permettent de découvrir l’arrivée des personnages délicieusement absurdes avant leur « entrée en scène », ces sas donnant eux-mêmes sur deux portes, de chaque côté du plateau, qui ne demandent qu’à être claquées, enfoncées ou contournées. Le moment du changement de décor entre les deux parties du spectacle offre quant à lui un instant de respiration bienvenu, les comédiens et comédiennes procédant à un défilé de plantes vertes en plastique avec une grâce exagérée sur un morceau de piano… mimé.
Les comédiens et comédiennes de l’ensemble du Poche prennent un malin plaisir à jouer les situations les plus loufoques dans un univers multicolore et déjanté. Mais ces situations, bien qu’elles semblent absurdes au premier abord, ne sont finalement qu’une exacerbation de problématiques contemporaines. Au Poche ce soir-là, on rit de la pièce, mais on rit surtout de soi, de l’absurdité d’un monde en perte de sens, et l’air que l’on chantonne en sortant dans la vieille ville a un arrière-goût aigre-doux : « Tout va très bien, le capitalisme se porte à merveille ».
30 janvier 2023
Par Mélanie Carrel
Du boulevard contemporain et sexoposotif : oui, c’est possible !
30 janvier 2023
Par Sylvain Grangier
Pour ses 75 ans, le Théâtre de Poche se demande à quoi pourrait bien ressembler la comédie de Boulevard contemporaine. Pour y répondre, il commande à l’autrice allemande Rebekka Krichledorf une pièce basée sur l’œuvre de Georges Feydeau, et en confie la mise en scène à Céline Nidegger et Bastien Semenzato (Superprod). Le résultat est très haut en couleur : malgré une entrée en matière qui laisse quelque peu perplexe, le spectacle s’avère délirant, entre parodie, dérision et humour absurde.
Un début difficile, confus pour les spectateur.ice.s. Le rythme est immédiatement débridé, les répliques fusent, et il faut un certain temps avant de comprendre la situation, celle d’un lendemain de cuite. En moins de dix minutes, c’est presque autant de personnages différents qui sont déjà apparus sur scène, pour seulement quatre comédien.ne.s. Mais ce sont surtout les propos qui déconcertent, qui laissent craindre un simple vernis «jeun’s» : on assiste à un name-dropping de termes en vogue, tels que vegan ou toute une déclinaison d’orientations sexuelles, smartphone et Instagram à l’appui. Chaque occurrence est l’occasion d’une blague. Mais alors que l’on pourrait croire que tout cela nous prépare à un humour malveillant et peu informé (et que l’on s’apprête à dégainer un « OK boomer » de circonstance), le rire vient. Ceci lorsqu’on se rend compte que l’humour pratiqué n’est jamais condescendant, mais qu’il relève avant tout d’une forme d’autodérision. «Rions de tout et de tous, explique le programme, mais de manière sexopositive et non sexiste.» Alors toutes les dimensions de l’humour peuvent faire mouche.
Tout prête en effet à rire. Dans les répliques bien sûr, mais aussi dans le dispositif scénique. Ainsi, la méridienne, le rideau de fond aussi bien que le peignoir de l’un des personnages ont le même habillage : un papier peint rose à motifs animaliers kitch. Les costumes participent également au délire, tel celui de la vieille mère (Zacharie Jourdain) tout droit sorti d’un film de Tim Burton, ou ce costume de renard tout droit sorti d’une convention de furry. Même le changement de décor prête à rire, lorsque les comédien.ne.s amènent sur le plateau une quantité démesurée de plantes vertes, le plus sérieusement du monde, tout en se contorsionnant pour passer entre les échafaudages qui soutiennent le décor. L’humour frise parfois l’absurde, à la manière des films des ZAZ (Zucker, Abrahams et Zucker), comme lorsqu’une comédienne (Aline Papin) joue avec entrain du piano, avant de se retirer pour qu’on constate qu’en réalité le piano joue tout seul. De même, lorsqu’un personnage est évoqué comme «la carotte», au sens d’appât, jusqu’à ce qu’il apparaisse vraiment dans un costume de carotte géante. On pourrait continuer la liste longtemps, tant le spectacle est une avalanche de gags.
Mais il y a aussi la parodie. Celle de Feydeau, dont tous les ressorts dramatico-comiques sont utilisés, des quiproquos aux amant.e.s dans le placard. Mais comme les comédien.ne.s sont très conscient.e.s de l’artificialité de ces procédés, ils jouent avec ces codes, en pleine connivence avec le public. Cette couche s’ajoute donc à l’humour déjà présent chez Feydeau, le complète, le commente. D’une certaine manière, on rit avec Feydeau, mais on rit aussi de Feydeau. C’est ce qui en permet le renversement, passant d’un théâtre sexiste à un théâtre féministe et queer. La narration elle-même est parodiée, car elle frise l’incompréhensible. Il est pratiquement impossible de résumer l’intrigue, puisque presque chaque personnage possède son arc narratif propre. Parce que l’essentiel se raconte ailleurs, dans les interstices du rire.
À la fin du spectacle, on rallume la lumière. Les comédien.ne.s chantent : « C’est que du divertissement, le capitalisme se porte à merveille.» Le politique tout à coup surgit. Après avoir raconté la fin fictive de tous les personnages, on demande à l’un des comédiens, Djemi Pittet : «Et toi ?» – «Et moi ? C’est mon premier engagement.» Et en effet, il s’agit de son premier rôle professionnel, son premier engagement dans un théâtre, cette année, au Poche. Surgissement du réel. La comédienne Valeria Bertolotto enchaîne en listant les rôles qu’elle a joués, dont la plupart sont une déclinaison de «une mère» : subtile critique des textes de théâtre où trop souvent les personnages féminins ne sont définis que par rapport à un personnage masculin. Au final, sous les couches apparentes de l’embourgeoisement dort quelque chose de plus fondamental, de plus vrai. Derrière les rires, délirants et jouissifs, apparaît l’engagement politique, rendant caduque ma perplexité au début du spectacle, tout ceci me faisant réaliser que créer un boulevard contemporain est non seulement possible mais surtout jouissif.
30 janvier 2023
Par Sylvain Grangier