Festival Emergentia Genève

Festival Emergentia Genève

La fine di tutte le cose – l’inizio di tutte le altre / Chorégraphie et interprétation d’Emma Saba // How do I / Conception et interprétation de Lisa Laurent // Cachalotte / création du collectif Ouinch Ouinch / Festival Emergentia – Genève / du 1 au 12 novembre / critiques par Julie Fievez .


Une fenêtre infranchissable

20 novembre 2022

© Être peintre

La soirée d’ouverture du festival Emergentia – temps fort pour la création chorégraphique émergente mené par l’ADC-Association pour la danse contemporaine, l’Abri Genève et le Théâtre de l’Usine – mettait à l’honneur deux solos féminins, La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre d’Emma Saba et How do I de Lisa Laurent. Les deux spectacles interrogent notre rapport à la féminité. Entre la réclusion mentale d’une femme limitée à l’espace domestique d’une part et l’hypersexualisation du corps féminin objectivé par le regard masculin d’autre part, ces propositions tentent de faire apparaitre de nouvelles façons d’envisager la féminité dans toute sa singularité.

Il était une fois…

Au Pavillon ADC comme à l’Abri-Madeleine, à Genève, le public entoure une scène circulaire. Dans le second lieu, les spectateur.rices se trouvent dans une salle recouverte de draps blancs. Sur les murs, les chaises,  ainsi qu’au centre de la scène, le tissu trône en maître. Quand la danseuse entre en scène, tous.te.s faisons partie d’un même tableau. La luminosité de la salle restant élevée, chacun.e peut donc s’observer à loisir, dans une démultiplication des points de vue. Dans How do I, Lisa Laurent utilise, en effet, le regard pour questionner la manière dont celui-ci n’est jamais complètement neutre. L’œuvre se construit à partir de ceux qui la regardent et, au demeurant, personne n’échappe au regard qui l’objectifie. A travers les yeux de la danseuse, qui se posent, successivement, sur chaque membre du public, chacun se rend compte qu’il est lui-même objet du tableau qui se construit à cet instant précis.

Les mouvements lents ainsi que les temps d’arrêt qu’elle produit rappelent les représentations picturales du corps féminin à différentes époques. Le drapé évoque les statues antiques. Selon la pause qu’elle prend, certains mouvements sont inaccessibles à la vue et attisent le désir des spectateur.rices. Du reste, la lumière diminue progressivement, passant par différentes teintes crépusculaires. Une valeur presque érotique est ainsi donnée à ce corps qui ne se donne que partiellement. Le drap dont elle se couvre et se découvre laisse transparaitre un corps morcelé, existant dans un regard, habituellement masculin, qui se focaliserait sur des parties du corps féminin plutôt que de le considérer dans son entièreté.

Chez Emma Saba, à l’inverse, les spectateur.rices de La fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre forment un univers presque parallèle, auquel la danseuse n’a accès que brièvement. Un assemblage de vêtements entoure l’espace scénique et délimite un huis-clos domestique et intérieur. Les deux composantes s’entremêlent, le spectacle travaillant autour de la notion de homebody : l’espace de la scène évoque symboliquement celui de la maison alors que le travail du corps figure l’état de l’âme. Ainsi, sous l’influence, semble-t-il, de Pina Bausch, des contacts violents entre l’interprète et le décor – Emma Saba se projetant, par exemple, à terre avec force – témoignent d’une souffrance dont le corps serait l’intermédiaire. Lorsque la douleur devient insupportable, du sang coule même de la bouche de la danseuse comme pour figurer l’impossibilité de continuer à contenir la souffrance à l’intérieur. Les mouvements deviennent donc l’expression d’états psychiques liés à l’enfermement domestique : la solitude, la folie, l’inconsistance sont représentées dans cette cage dans laquelle la danseuse tourne en rond.

Emma Saba se joue aussi du délitement de l’héritage culturel et musical. En reprenant deux airs d’opéra de Mozart – Les noces de Figaro et Così fan tutte – elle s’inscrit dans un héritage musical classique qui accompagne des mouvements initialement harmonieux. Toutefois, en interprétant ces différents extraits juxtaposés des deux œuvres, ceux-ci finissent également par se décomposer. Le tragique surgit dans les fluctuations de sa voix : saccadée, grave, riante, mêlée de lamentations ou de cris, … Les mélodies initiales sont déformées.

Une vie et un corps à soi

Les deux créations sont marquées par un basculement, un renversement d’un univers conventionnel à un univers libéré. Chez Emma Saba, le délitement amène à un moment d’obscurité pendant lequel résonnent des bruits de verre cassé et au cours duquel elle dépasse aussi les limites fixées par la scène pour aller vers l’espace du public. Son espace intérieur semble ainsi s’ouvrir à de nouvelles possibilités. Celles-ci se formulent aussi dans une relation nouvelle aux objets du quotidien. Un pot contenant une plante verte fait office de douche. L’acte de s’habiller revêt aussi un aspect dérisoire et absurde : enfilés à l’envers, l’un au-dessus de l’autre, les vêtements deviennent un moyen pour l’imagination de s’exprimer. La danseuse trace une nouvelle frontière, avec le sang de sa bouche et l’eau récoltée, qui rappelle des cercles rituels. Affublée de tous les vêtements, la perruque dont elle s’est défaite pendante au milieu de la scène, ses mots terminent le spectacle : « la fine di tutte le cose / l’inizio di tutte le altre » – comme l’espoir de nouvelles possibilités. L’espace domestique n’est plus alors hostile, douloureux mais offre plutôt de nouvelles voies à l’imagination créatrice.

Si un fil narratif peut-être perçu dans la prestation d’Emma Saba, la restitution vibrationnelle du corps dansant prime chez Lisa Laurent. Le corps de la danseuse semble se libérer du poids des fantasmes masculins pour s’exposer entièrement. La musique se faisant au fur et à mesure plus lancinante, le public est emporté par les mouvements presque magnétiques. Ces derniers apparaissent au hasard du rythme de la mélodie. Le centre de gravité, auquel est rattaché chaque mouvement, semble se trouver dans le bas du ventre. A partir de ce point, le corps se soulève, se tord, mêlant sensualité et force. Rapide, il ne laisse pas aux spectateur.rices la possibilité de poser un regard distant. Il l’oblige à ressentir jusque dans son propre corps la pulsion de vie presque animale d’une féminité existant pour elle-même et non plus comme objet de convoitise.

20 novembre 2022


Avez-vous déjà vu la Cachalotte de Genève ?

20 novembre 2022

© GregoryBatardon

Dans l’obscurité de novembre, un groupe déambule dans le quartier de Carouge à Genève. Il s’arrête aux bords du lac, dans un silence recueilli. Une lumière bleue éclaire le fond de l’eau. C’est la scène qu’observe un badaud de l’autre côté, interloqué par ce spectacle inhabituel. Pourtant, dans le groupe, la surprise a laissé place à l’émotion et à l’unité. A travers cette déambulation poético-spectaculaire, le collectif Ouinch-Ouinch propose une épopée écologique aux élans de manifeste burlesque.

Sur la Place de l’Octroi, non loin de l’Abri Carouge, un groupe est réuni. Il fait déjà noir, le froid automnal se fait sentir. Ils sont quatre, habillés de gilets orange fluo et d’un masque de plongée lumineux : leur arrivée marque le début du spectacle. Ils nous interpellent, réchauffent directement l’atmosphère : on va bouger, rire, chanter même. Ils nous donnent les consignes pour mener à bien l’aventure, celle de retrouver la Cachalotte. Au centre d’un cercle qui s’est rapidement constitué, ils tournent sur eux-mêmes, à en donner le mal de mer. Cela tombe bien, c’est l’objet du spectacle. En effet, sous une forme aux apparences épiques, les spectateur.rice.s sont amené.e.s à prendre part à la quête de la Cachalotte. A travers des chants – ou plutôt des cris – entamés ensemble ou encore par le format de la marche, chacun.e fait partie intégrante du spectacle. Comme dans l’épopée, l’ensemble des participant.e.s se sent concerné par ce qui est en train de se jouer : un récit se tisse au fur et à mesure des rires et des regards échangés. Mais au-delà, c’est l’environnement immédiat qui est sollicité puisque la marche permet d’activer différents sens pour aller à la rencontre du monde extérieur. Le spectacle lui attribue un langage que les spectateur.rice.s doivent tenter de déchiffrer. Comme le public, la ville – et ses différents passants – jouent donc un rôle actif dans la composition du spectacle.

Au-delà du mouvement naturel d’un groupe qui avance, la scénographie s’appuie sur différents éléments pour donner l’impression d’embarquer – au sens littéral et figuré du terme. Un caisson d’eau éclairé de teintes violettes sur lequel trône fièrement un mât fait office de navire. Sa voile bleue s’étend au-dessus des participant.e.s et ses mouvements donnent l’impression d’une tempête : le bateau de fortune tangue et les esprits chavirent, emportés par les chants, dans cette odyssée moderne. Une fois arrivé à bon port, le groupe découvre la Cachalotte, sorte de ballon gonflable. Mais son apparition est de courte durée. Un réel sentiment de tristesse apparait alors que la petite troupe donne le corps dégonflé à quelques participant.e.s. Le cortège jusque là joyeux, ludique prend une autre tournure. Ce qui ressemblait à une expédition devient un cortège funéraire ; le bateau, un cercueil. L’aventure, celle du deuil de notre monde. L’opposition entre la scène d’ouverture et celle qui clôture le spectacle démontre de la fatalité écologique de laquelle les joyeux lurons semblent conscients : la disparition de milliers d’espèces, de la richesse de la faune et la flore pour satisfaire les désirs d’exploration et de prédation d’une partie de l’humanité.

Le spectacle semble, en effet, prendre le contre-pied d’une quête héroïque, guerrière, pour lui préférer une logique de préservation, de recueillement selon la théorie féministe d’Ursula Le Guin. L’humain lui-même est destitué de son héroïsme : les costumes donnent à voir des hommes et des femmes de plus en plus simplement vêtus, passant d’une veste matelassée à un simple collant noir. En ce sens, ils renouent avec leurs origines animales, dans ce cas-ci, aquatiques. De même, le spectacle retravaille les codes de l’épopée puisque ce n’est plus un personnage mythique qui est mis en valeur mais bien la relation qui se crée entre les performeur.euse.s, le public et la nature. Aussi au lieu de proposer un récit fondateur d’une nation, objet de tant de destruction, le spectacle semble dénoncer, à la manière des codes carnavalesques, les rapports de domination et propose une autre logique faite d’harmonie et d’attention envers notre environnement.

20 novembre 2022


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