G5
Texte et mise en scène Rocio Berenguer / La Grange de Dorigny / du 24 au 27 mars 2022 / critiques par Clémentine Glardon et Manon Lelièvre .
Une fenêtre infranchissable
04 avril 2022
Avec des interprètes surprenants, G5 est à la fois un spectacle original, drôle et touchant. Il relève nombre de paradoxes, notamment en ce qui concerne notre rapport à la nature. Cela permet une réelle interrogation sur notre considération des autres et une ouverture au dialogue.
Le G5 est une réunion des cinq membres présentés comme règnes : minéral, machine, humain, végétal et animal. Il fait directement référence aux sommets du G8 ou du G20, qui rassemblent des puissances économiques. Mais ici, il est question de légiférer sur les rapports entre chaque espèce en encourageant le dialogue.
La scène est pratiquement vide, à l’exception d’une tribune à jardin, d’un écran au-dessus de la scène et d’un caillou dans le lointain. On associe rapidement les deux premiers éléments à une conférence. En revanche, la pierre est un peu plus surprenante. En fait, il ne s’agit pas d’un élément de décor, mais d’un personnage. Cette pierre représente le règne minéral et interagit avec les représentants des autres règnes : le robot ‘regarde’ ou filme le caillou, l’humaine parle à ce dernier. Par ailleurs, cette dernière se querelle avec le représentant du monde animal, qui lui en veut pour ses mauvais traitements. Les cinq règnes se côtoient donc tout au long du spectacle.
La réunion se poursuit par la tentative de rédaction d’une déclaration des droits des êtres vivants, mais elle est interrompue par de petits chiens robotiques. Ils ont des yeux qui s’illuminent, font des jappements aigus et envahissent régulièrement l’espace. Il n’est pas question de classer et d’inclure ces peluches mécaniques. Elles ne font pas partie du G5 car considérées comme indésirables et transespèces (hybride entre l’animal et la machine), tout comme les bactéries, dont on nous explique qu’elles sont trop difficiles à catégoriser. Finalement, l’intervention d’un autre être transespèce (plante-humanoïde) remet une nouvelle fois en cause la classification établie.
Le spectacle veut dénoncer l’anthropocentrisme. Le G5 tente en effet de réunir les êtres vivants et de les mettre sur un pied d’égalité, mais il n’arrive pas à éviter cet écueil. En effet, en séparant le règne humain de celui de l’animal, il se place lui-même à part, au lieu de reconnaître qu’il s’agit d’un même règne biologique.
Autre paradoxe que souligne le spectacle, celui de la représentativité de ces congrès : « l’individualité est obsolète » dit l’interprète humaine, en prenant l’exemple de la poule. La poule n’est pas représentative des poules. Il faudrait tenir compte de toutes les poules passées, présentes et futures pour avoir une idée de ce qu’est l’expérience d’être une poule. Pourtant, les êtres humains simplifient ainsi une espèce, en ne considérant qu’un archétype de gallinacé. Le G5 est l’illustration de cette problématique : un représentant n’est qu’une généralisation de tous les individus à un seul. Le titre du spectacle finit ainsi par être remis en question, puisqu’on prend conscience de l’inutilité des classements face à la pluralité de la nature. Le G5 n’a donc aucun sens et on ne peut s’empêcher de penser à une critique sous-jacente de nos modèles politiques.
La pièce démontre aussi avec humour une forme de non-sens à légiférer, notamment lorsque l’assemblée souhaite faire voter des articles de lois édictant le droit de dévorer et d’être dévoré, avec l’accord des deux parties.
Cependant, malgré ces dichotomies, la réunion est un essai, une tentative, une proposition de dialogue. Rocio Berenguer donne à réfléchir à d’autres moyens de nous comprendre nous-mêmes et ce qui nous entoure, en mettant en scène des expériences de pensée. Tous les personnages portent une part de poésie et d’agentivité dans le spectacle, dans un réel souci de leur donner l’importance qu’ils méritent. Tout est en mouvement, même le caillou, qui semble être le seul élément stable et tellement discret qu’on finit par l’oublier, continue de vivre et se met à bouger.
Rocio Berenguer nous fait ainsi comprendre qu’il est beaucoup plus intéressant de partir du principe que l’autre est vivant. Au premier abord, il est certes surprenant de voir l’interprète humaine saluer un caillou. Mais lorsqu’elle le considère comme un être vivant à part entière, la relation qui en découle se révèle plus profonde et réflexive que si elle le traitait comme une matière inerte. Un lien se crée et, même sans réponse de la pierre, une sorte de dialogue intérieur commence pour l’humaine. On constate alors que l’image qu’elle renvoie rend compte d’une grande compassion et d’une meilleure compréhension. La réflexion nous mène à reconsidérer notre rapport à l’altérité, avec davantage de bienveillance et d’humilité, et qui finit par nous faire du bien à nous-mêmes.
04 avril 2022
Est-ce que la vie triomphe sur l’humanité ?
04 avril 2022
Par Manon Lelièvre
La Compagnie Pulso, dirigée par l’auteure, metteure en scène et comédienne Rocio Berenguer, présente le spectacle G5 à La Grange. Faisant partie d’un cycle de création réfléchissant sur les relations inter-espèces et sur la formation d’une responsabilité humaine dans un futur proche, ce spectacle découle d’une collaboration entre artistes et scientifiques. Une mise en scène audacieuse avec une production lumière et une bande-son originale qui met en avant les enjeux que devra (très) bientôt affronter l’humanité.
G5, c’est un espace neutre, un lieu de regroupement insolite. C’est l’espoir de réunir les cinq règnes principaux qui peuplent la Terre – minéral, végétal, animal, humanité et machine – afin d’établir un consensus de paix et de respect mutuel. G5, c’est le projet de rédiger la déclaration universelle des droits inter-espèces. G5, c’est la fiction d’un avenir proche où l’être humain doit réfléchir aux notions de coexistence et d’interdépendance. L’intermédiaire humaine, Rocio Berenguer, est en charge du programme. Assistée par le robot Coco, représentant de l’espèce Machine, elle investit l’espace blanc.
Après l’établissement du projet, l’arrivée de l’interprète minéral Météore engage Rocio dans un discours sur l’individualité et la rencontre. Puis, un à un, les représentants arrivent sur le plateau : Liane, l’interprète végétal et Ninja, un sanglier empaillé qui représente le règne animal. Enfin, pour sélectionner l’interprète humain, un spectateur est choisi parmi la foule et est prié de rejoindre le cercle des interprètes. À la moitié de la représentation, tous sont réunis : la séance peut enfin commencer. Mais elle est à peine entamée qu’un être mi-plante, mi-humain – une sorte de trans-espèce – vient disperser les interprètes. Rocio, submergée, finit par fuir après quelques tentatives de négociation. Le noir domine le plateau lorsqu’une multitude d’êtres mécanisés l’envahit. Dans une lumière tamisée aux reflets rougeâtres, leurs yeux verts, leurs mouvements saccadés et leurs glapissements stridents offrent un spectacle déroutant, comme une invasion de microbes qui résonne durement aujourd’hui. Le robot et l’intermédiaire humaine viennent nettoyer les lieux.
Pendant tout le spectacle, Rocio Berenguer est en apparence seule sur le plateau. Cela ne l’empêche pas d’engager des discussions avec elle-même, avec les objets symbolisant les représentants ou avec le public. Souvent les réflexions sont comme en construction et interrogent directement les choix et la pertinence du projet. Déjà, le doute s’infiltre dans l’esprit du spectateur concernant la validité de l’entreprise… Il n’est d’ailleurs pas toujours très clair de savoir si le public fait face à une bulle spatio-temporelle isolée ou s’il participe activement au projet. En effet, alors que les spectateurs pensent observer une expérience de science-fiction, Rocio s’adresse directement au public : « Que celui qui se sent investi de sa pleine conscience d’humanité se lève ? ». Après un temps d’hésitation, troublée d’être sollicitée, la majorité du public se lève. Il est possible que ce soit là un mouvement de foule réagissant instinctivement à une question difficile ou bien que cette réponse automatique soit au contraire la preuve de notre humanité. Cependant, la question est soudainement chargée d’une dimension beaucoup plus lourde et sème le trouble quant au rôle des spectateurs.
Le spectacle G5 n’est pas facile à concevoir. Sa portée utopiste et revendicatrice demande volontiers un temps de réflexion final et un moment de partage. Ainsi, un échange avec l’auteure et ses partenaires à la fin de la représentation est bienvenu, voire nécessaire. Cependant, le spectacle est soutenu par un important dispositif technique, qui offre aux spectateurs la possibilité de se laisser porter par les mouvements scéniques sans ressentir le besoin d’en comprendre toujours le sens. Les créations lumineuses et sonores, ainsi que l’apport technologique soutiennent une production artistico-scientifique, où se mêlent réflexions fictionnelles et actuelles et questionnements sur la manière de représenter les individus et les espèces. Lors de la réunion inter-espèce, une structure pentagonale descend sur le cercle des interprètes et les encadre grâce à ses cotés lumineux. Représentation de discussions ou symbole de liaisons terrestres, les mouvements presque hypnotiques du pentagone créent un lien entre chaque interprète, pendant que Rocio rédige les articles de la Déclaration inter-espèces. À un autre moment, sous des lumières stroboscopiques accompagnées d’une musique coup de poing, l’intermédiaire humaine se déchaîne en mouvements saccadés. L’effet se répercute dans le cœur du spectateur, comme un flux incessant de la vie. Le noir succède à cette explosion des sens, comme la mort succède à la vie…
G5, c’est l’humain, avec ses failles et sa capacité à changer les choses, à réfléchir sur sa situation, qui est proposé sous nos yeux, c’est-à-dire sous ses propres yeux. En parallèle, l’œil bionique de Coco, interprète Machine, retransmet sa vision de la scène sur le diaporama qui surplombe le plateau. Il offre ainsi, par intermittence, un regard inversé sur le projet. Cependant, on se rend compte logiquement qu’il est télécommandé et se trouve ainsi au service de l’humanité, ce qui va à l’encontre même du projet G5…
À la fin, il ne reste qu’un caillou, qui glisse lentement. Un jeu de fortes lumières et une musique étourdissante accompagnent son mouvement presqu’invisible. Le G5 a échoué. En réalité, il échoue depuis le début comme le laissent entrevoir quelques indices : les réflexions sur l’individualité, le téléguidage de Coco, les invasions trans-espèces, la dispersion des êtres… Et tandis que certains y voient l’échec indubitable de l’humain, l’Apocalypse inévitable, d’autres peuvent entrevoir l’immense espoir qui résulte de cette lente avancée. La vie, quelle qu’elle soit, triomphera toujours.
04 avril 2022
Par Manon Lelièvre