Quand le corps se démultiplie

Par Clémentine Glardon

Une critique sur le spectacle :

Tartuffe d’après Tartuffe d’après Tartuffe d’après Molière/ D’après la pièce de Molière / Conception Guillaume Bailliart (Groupe Fantômas) / Théâtre de Vidy / du 2 au 12 mars 2022 / Plus d’infos.

© Mathilde Delahaye

Tartuffe a été créé en 1664 pour une fête de cour, Les Plaisirs de l’Île enchantée. La pièce a été immédiatement interdite, pour des raisons politiques et religieuses, puis réécrite et publiée en 1669. Le spectacle de Guillaume Bailliart, qui en propose une version abrégée, est proche de la performance. Jouer seul le Tartuffe ou l’Imposteur : voilà le dispositif auquel il a recours. Il prend le rôle de sept personnages, en s’appuyant sur les noms marqués en grandes lettres au le sol et des gestes d’une précision remarquable. Le spectacle se dédouble lui aussi : il y a celui du texte d’une part et celui du corps qui se multiplie d’autre part.

Ce spectacle trouve son origine dans le travail du metteur en scène Gwenaël Morin, avec lequel Guillaume Bailliart a collaboré. Dans le cadre de son spectacle Les Molière de Vitez, Morin demandait à ses comédiens d’apprendre le texte de Tartuffe en entier. Les rôles étaient tirés au sort à chaque représentation ; les comédiens pouvaient ainsi assumer n’importe quel personnage. Bailliart a fait évoluer ce concept en prenant en charge l’ensemble des rôles. Cependant, certaines coupes ont été faites dans le texte, notamment concernant l’intrigue amoureuse, ce qui permet de se concentrer sur l’intrusion de Tartuffe et les rapports au sein de la famille. Orgon, le père, s’est entiché d’un faux dévot, Tartuffe, qui vit à ses crochets. Les autres membres de la famille tentent de faire ouvrir les yeux (littéralement) à Orgon, tandis que le prétendu homme saint intrigue pour satisfaire sa cupidité et sa concupiscence.

Le jeu de G. Bailliart est précis : les personnages ne sont pas caricaturés, seules quelques nuances assurent les distinctions entre eux. Orgon est représenté par une gestuelle rigide, tandis que Damis est leste, pour ne citer qu’eux. Le travail du corps est minimaliste, et pourtant extrêmement clair. Sans que le comédien n’ait à gesticuler, les subtilités permettent de comprendre qui parle. Fait surprenant, il joue tous les personnages les yeux fermés, excepté Tartuffe. Pour ce dernier rôle, il apparaît d’abord dos au public et, lorsqu’il se retourne, on découvre ses yeux écarquillés. Ce détail le dissocie beaucoup des autres. Il lui confère un air effrayant, presque monstrueux. Ses mouvements ondulent, ses expressions faciales sont plus marquées, le ton de sa voix est suave, doucereux. Ces effets instaurent une réelle distinction entre la famille et le dévot et accentuent les tensions. Les yeux ouverts créent alors un paradoxe : l’hypocrite est le seul être lucide.

Le décor est réduit à une table au centre de la scène. Ce dépouillement met en valeur le travail du texte qui est très impressionnant. Au lieu de s’attarder sur toutes sortes de détails, costumes, décors, interactions entre personnages, il ne reste plus que la voix et les nuances amenées par le corps du comédien. Cette simplicité permet une bien meilleure écoute des vers et des alexandrins. Mais le dispositif oblige à une concentration supérieure pour bien comprendre lequel des personnages parle et nécessite presque une (re)lecture du texte. Il faut un peu de temps pour se familiariser avec les codes. Malgré cela, le spectacle montre toute l’importance du langage du corps sur scène. G. Bailliart semble se démultiplier. Il parvient à incarner un personnage tout en faisant apparaître l’interlocuteur à qui il s’adresse. Il a recours à des mouvements pour l’indiquer : soit avec son bras tendu, à hauteur de tête, soit en se déplaçant d’un endroit à un autre, pour représenter deux protagonistes face à face.

Les gestes prennent donc une place prépondérante, à tel point qu’on observe simultanément le spectacle de la voix et celui du corps, qui se rejoignent avec une grande précision.