Plastique en toile de fond

Par Sarah Neu

Hammamturgia / Dramaturgie et mise en scène par Sofía Asencio et Tomàs Aragay / Théâtre du Grütli / du 16 au 20 mars 2022 / Plus d’infos.

© Le Grütli

La compagnie catalane « La Societat Doctor Alonso » amène son univers sensible au théâtre du Grütli dans une représentation qui éveille nos perceptions de la matérialité, de l’espace et de la continuité entre le plein et le vide.

Hammamturgia, dont le titre est issu de la contraction entre « Hammam » et « Dramaturgie », imbrication d’un espace physique et d’un espace mental, se présente comme le terrain de jeu de quatre artistes qui nous proposent une expérience emplie d’images et de sensations. C’est en effet dès l’ouverture des portes, dans un premier sas d’entrée,  après que nous avons été invité.e.s à retirer sacs, manteaux et chaussures,  que notre posture, en tant que spectateur.ice.s, consiste à accueillir sensoriellement le spectacle. On pénètre alors dans un second lieu, vide et immaculé, une white room recouverte de feutrine blanche avec la simple consigne d’explorer cet endroit, de déplacer nos corps à l’intérieur. L’espace est fermé par quatre parois blanches. Une ouverture centrale sur chacune d’elle permet la circulation avec le « hors scène ». Une excitation se dégage de cette invitation au mouvement, les gens se promènent, se regardent avec curiosité et complicité. Une musicienne (Ana Espin) et un mixeur de son (Maties Palau) sont installés dans deux coins opposés de la pièce, leur matériel de travail disposé sur des cageots en plastiques retournés. On s’interroge sur la présence des artistes : sont-ils déjà parmi nous ? C’est là que nos fidèles habitudes de spectateur.ice.s prennent le dessus, on s’assoit en bordure de la salle, attendant sagement que quelque chose se passe. Et tant qu’il ne se passe rien, tout devient quelque chose : on s’observe les un.e.s les autres dans l’attente. 

Entrent alors en scène les quatre interprètes (Sofía Asencio, Beatriz Lobo, Ana Cortés et Kidows Kim) s’écartant les un.e.s des autres tout en tenant chacun.e.s entre leurs mains un coin d’une immense bâche couleur vert d’eau. Des jeux consistant à créer de l’espace et du vide commencent alors comme une respiration, puis la bâche en plastique est posée au sol, encore gonflée d’air. On la laisse en l’état, dans le silence, se vider lentement et progressivement, une nouvelle méditation est entamée : le rien devient le tout. C’est une succession de mouvements et de tableaux qui vont s’enchaîner ensuite pendant une petite heure, l’ordre importe peu, on se raconte ce que l’on veut. Un thème récurrent toutefois : les toiles de plastiques. C’est le matériau principal avec lequel les quatre artistes batifolent dans ce terrain de jeu qu’est l’espace scénique. Ils s’emballent dedans, les tordent et les détordent, les font voltiger dans toutes sortes de formes organiques. Ce sont finalement les mouvements et les structures de ces toiles qui sont au centre de notre attention, les corps humains semblant être présents au service cette matière.

Sans qu’aucun discours ne soit prononcé, ces couches plastiques évoquent des représentations fortes : déchets plastiques, pollution maritime, dépouilles emballées, surconsommation, ingurgiter et régurgiter de façon effrénée et déraisonnée… L’appareil scénographique et le son ajoutent des dimensions sensorielles à ce spectacle orienté sur la transformation des surfaces. Un stroboscope scande la fluidité d’un mouvement en captures presque photographiques, une ambiance lumineuse rouge englobe l’atmosphère d’une certaine intensité, les effets sonores des deux musicien.ne.s accompagnent certains gestes comme le frottement des crayons pastel Néocolor de Beatriz Lobo avec lesquels elle dessine sur une toile. Autant d’éléments et de mouvements qu’il y a de silences et de latences dans cette place propre à l’observation. Le public est donc continuellement amené à se saisir de petits instants minimalistes, et à restructurer le vide et le plein présents dans l’espace.

On sent les quatre artistes reliés par une grande connivence, ils se synchronisent, se regardent dans les yeux, se sentent, se chuchotent des choses qui ne les concernent qu’eux. Cette complicité exclusive tend presque à écarter les spectateur.ice.s de l’élaboration de cette grande composition. Cela est d’autant plus dommage que la première phase de la représentation semble convier tout le monde à prendre part au processus par le mouvement des corps dans l’air de jeu. Ainsi, la posture spectatrice est ambiguë dans ce spectacle, où le public se trouve rapidement ramené à une posture statique, alors qu’il pourrait circuler dans cet espace ouvert, sans frontière entre plateau et gradins. Il tient toutefois une réelle place dans le spectacle, puisque toute personne est mise en évidence et sujette à être observée par les autres dans ce décor vierge et immaculé, et que toute structure, tout mouvement, devient composition sur cette toile blanche.