Hammamturgia
Dramaturgie et mise en scène par Sofía Asencio et Tomàs Aragay / Théâtre du Grütli / du 16 au 20 mars 2022 / critiques par Stella Wohlers et Sarah Neu .
Entre mouvement et observation
23 mars 2022
Par Stella Wohlers
La compagnie catalane La Societat Doctor Alonso propose dans son spectacle chorégraphique l’exploration d’un espace par des corps et des objets en mêlant danse, musique et peinture. Invité à partager l’espace scénique avec les quatre comédien.ne.s, le public est libre de se déplacer et d’observer à 360° degré cette création originale qui lui fait vivre une expérience toute particulière.
« Retirez vos chaussures, laissez vos sacs et manteaux dans le vestiaire. Sentez-vous libres de vous déplacer dans l’espace. » Voilà des paroles que je n’ai encore jamais entendues à l’orée d’une pièce, elles remplacent le traditionnel « Assurez-vous que vos appareils soient éteints. » C’est une invitation à participer à l’expérience commune que présente la performance de La Societat Doctor Alonso.
Curieuse, j’entre dans la salle : du blanc partout. Les murs et le sol sont recouverts d’un tissu blanc fait d’une matière qui fait penser à de la mousse. D’autres spectateur.ice.s intrigué.e.s entrent peu à peu et découvrent la pièce. Nous nous trouvons dans une salle rectangulaire entourée d’un couloir. Quatre ouvertures, une dans chaque mur, font communiquer ces deux espaces. Ce blanc me donne l’impression d’être dans une toile vierge sur laquelle un tableau se dessine avec chaque spectateur représentant une touche de couleur qui s’ajoute. Nous marchons dans la salle, explorons les couloirs et nous observons, un léger sourire aux lèvres : que nous réserve ce spectacle ?
Peu à peu, le public arrête de marcher, se tait et s’assied sur les bords de la pièce. Alors les quatre comédien.ne.s entrent et déplient une large bâche sur le sol qui prend presque toute la place : le public se colle vers les murs. Posée sur le sol, cette bâche verte fait penser à la terre. Lorsqu’ils la soulèvent au-dessus de notre tête, l’envers est bleu, j’ai l’impression d’être sous l’eau. Ils reviennent plus tard avec un large carré de plastique fin, transparent. Ils s’en recouvrent, couchés au sol. L’intégration de ce matériel polluant est pour moi une dénonciation écologique. Il recouvre d’ailleurs les quatre corps qui restent sous ce plastique étouffant comme des cadavres.
La performance place les spectateurs dans une position ambiguë, en les invitant d’abord à être actifs sans aller vraiment jusqu’au bout de cette proposition. Durant un long moment, les comédien.ne.s ne bougent pas, placé.e.s à chaque coin de la bâche de plastique. Les minutes défilent et un doute surgit : doit-on intervenir ? Nous sommes plongés dans une attente silencieuse et finalement réduits à une position de passivité. Il y a un paradoxe entre l’attente créée par le fait de retirer chaussures et manteaux, qui suggère une participation active de notre part, et la situation d’observation à laquelle je suis finalement cantonnée. Bien sûr, nous sommes libres de bouger, d’ailleurs un spectateur ne cesse de circuler et fait, lui comme nous tous, partie intégrante de la représentation. Je suis obligée de me déplacer lorsqu’une comédienne commence à dessiner sur une toile que je ne parvenais pas à voir depuis ma place. De la même manière, les déplacements du public auraient pu être davantage encouragés et exploités. La compagnie cherche à expérimenter le mouvement, mais nous n’avons finalement pas pu y participer. J’aurais aimé, moi aussi, jouer avec ces toiles de plastique comme les comédien.ne.s qui les font voler, et passer dans les vêtements avec lesquels ils créent du vent.
23 mars 2022
Par Stella Wohlers
Plastique en toile de fond
23 mars 2022
Par Sarah Neu
La compagnie catalane « La Societat Doctor Alonso » amène son univers sensible au théâtre du Grütli dans une représentation qui éveille nos perceptions de la matérialité, de l’espace et de la continuité entre le plein et le vide.
Hammamturgia, dont le titre est issu de la contraction entre « Hammam » et « Dramaturgie », imbrication d’un espace physique et d’un espace mental, se présente comme le terrain de jeu de quatre artistes qui nous proposent une expérience emplie d’images et de sensations. C’est en effet dès l’ouverture des portes, dans un premier sas d’entrée, après que nous avons été invité.e.s à retirer sacs, manteaux et chaussures, que notre posture, en tant que spectateur.ice.s, consiste à accueillir sensoriellement le spectacle. On pénètre alors dans un second lieu, vide et immaculé, une white room recouverte de feutrine blanche avec la simple consigne d’explorer cet endroit, de déplacer nos corps à l’intérieur. L’espace est fermé par quatre parois blanches. Une ouverture centrale sur chacune d’elle permet la circulation avec le « hors scène ». Une excitation se dégage de cette invitation au mouvement, les gens se promènent, se regardent avec curiosité et complicité. Une musicienne (Ana Espin) et un mixeur de son (Maties Palau) sont installés dans deux coins opposés de la pièce, leur matériel de travail disposé sur des cageots en plastiques retournés. On s’interroge sur la présence des artistes : sont-ils déjà parmi nous ? C’est là que nos fidèles habitudes de spectateur.ice.s prennent le dessus, on s’assoit en bordure de la salle, attendant sagement que quelque chose se passe. Et tant qu’il ne se passe rien, tout devient quelque chose : on s’observe les un.e.s les autres dans l’attente.
Entrent alors en scène les quatre interprètes (Sofía Asencio, Beatriz Lobo, Ana Cortés et Kidows Kim) s’écartant les un.e.s des autres tout en tenant chacun.e.s entre leurs mains un coin d’une immense bâche couleur vert d’eau. Des jeux consistant à créer de l’espace et du vide commencent alors comme une respiration, puis la bâche en plastique est posée au sol, encore gonflée d’air. On la laisse en l’état, dans le silence, se vider lentement et progressivement, une nouvelle méditation est entamée : le rien devient le tout. C’est une succession de mouvements et de tableaux qui vont s’enchaîner ensuite pendant une petite heure, l’ordre importe peu, on se raconte ce que l’on veut. Un thème récurrent toutefois : les toiles de plastiques. C’est le matériau principal avec lequel les quatre artistes batifolent dans ce terrain de jeu qu’est l’espace scénique. Ils s’emballent dedans, les tordent et les détordent, les font voltiger dans toutes sortes de formes organiques. Ce sont finalement les mouvements et les structures de ces toiles qui sont au centre de notre attention, les corps humains semblant être présents au service cette matière.
Sans qu’aucun discours ne soit prononcé, ces couches plastiques évoquent des représentations fortes : déchets plastiques, pollution maritime, dépouilles emballées, surconsommation, ingurgiter et régurgiter de façon effrénée et déraisonnée… L’appareil scénographique et le son ajoutent des dimensions sensorielles à ce spectacle orienté sur la transformation des surfaces. Un stroboscope scande la fluidité d’un mouvement en captures presque photographiques, une ambiance lumineuse rouge englobe l’atmosphère d’une certaine intensité, les effets sonores des deux musicien.ne.s accompagnent certains gestes comme le frottement des crayons pastel Néocolor de Beatriz Lobo avec lesquels elle dessine sur une toile. Autant d’éléments et de mouvements qu’il y a de silences et de latences dans cette place propre à l’observation. Le public est donc continuellement amené à se saisir de petits instants minimalistes, et à restructurer le vide et le plein présents dans l’espace.
On sent les quatre artistes reliés par une grande connivence, ils se synchronisent, se regardent dans les yeux, se sentent, se chuchotent des choses qui ne les concernent qu’eux. Cette complicité exclusive tend presque à écarter les spectateur.ice.s de l’élaboration de cette grande composition. Cela est d’autant plus dommage que la première phase de la représentation semble convier tout le monde à prendre part au processus par le mouvement des corps dans l’air de jeu. Ainsi, la posture spectatrice est ambiguë dans ce spectacle, où le public se trouve rapidement ramené à une posture statique, alors qu’il pourrait circuler dans cet espace ouvert, sans frontière entre plateau et gradins. Il tient toutefois une réelle place dans le spectacle, puisque toute personne est mise en évidence et sujette à être observée par les autres dans ce décor vierge et immaculé, et que toute structure, tout mouvement, devient composition sur cette toile blanche.
23 mars 2022
Par Sarah Neu