La Fausse Suivante
D’après Marivaux / Mise en scène de Jean Liermier / Théâtre de Carouge / du 22 février au 06 mars / critiques par Manon Lelièvre et Claire Cornaz .
Et le spectacle se clôt sur une petite fête aux allures de mensonges
11 mars 2022
Par Manon Lelièvre
Dix ans après sa mise en scène du Jeu de l’amour et du hasard, Jean Liermier, l’actuel directeur du Théâtre de Carouge, s’attaque à La Fausse suivante, une comédie en trois actes et en prose. Cette pièce, écrite en 1724, est loin de la légèreté et la naïveté des déguisements et des quiproquos présents dans Le Jeu de l’amour et du hasard. Chaque personnage est au service de ses propres intérêts et rien n’est plus beau que l’argent qu’ils convoitent. Et le spectacle se clôt sur une petite fête qui pose bien des questions sur notre société actuelle.
Manipulation et tromperie sont les maîtres mots de cette pièce, où l’intrigue commence par le dévoilement d’un secret : le valet Trivelin apprend que son nouveau maître est en réalité une femme. Ni une, ni deux, il la fait chanter. Cette jeune personne lui a laissé entendre qu’elle était la suivante d’une riche parisienne, chargée d’espionner Lélio, le potentiel époux de celle-ci. Elle cache cependant qu’elle est cette dame. Double imposture donc, où sous les traits du Chevalier se cache une fausse suivante. Mais les intrigues de cette demoiselle de Paris, alias le Chevalier, alias la fausse suivante, grisée par la puissance de son secret, ne s’arrêtent pas là. S’étant lié d’amitié avec Lélio pour mieux l’observer, le Chevalier juge vite que c’est un jeune opportuniste et en profite pour le ruiner. De tromperie en tromperie, de révélation en révélation – car aucun secret ne reste longtemps caché –, se dessine une micro-société tournée vers un unique but : l’argent. Et tout est bon pour en gagner toujours plus. Jusqu’au dernier éclat, où le Chevalier dévoile sa véritable identité. Finalement, Lélio perd tout, les valets chanteurs n’ont plus de moyen de pression et la pauvre comtesse séduite se trouve seule et punie pour son inconstance. La petite fête qui clôt le spectacle résonne bien sombrement.
La scénographie se meut au fil des actes, sous l’ombre errante d’un vieux Cupidon. Car c’est lui, la vraie victime de toutes ces manipulations. L’Amour est foulé aux pieds de l’Argent par opportunisme et insensibilité. Ainsi, à partir du deuxième acte, nous voyons apparaître un paysage hivernal, derrière les murs d’un espace scénique aux allures de salon luxueux. Plus les personnages s’enfoncent dans leurs manigances, plus les murs s’ouvrent sur la neige et le froid, qui résonnent comme une métaphore de la congélation de leur cœur. La présence de l’alcool souligne également le penchant des personnages vers l’oubli et le vice. Quelques bouteilles d’eau-de-vie sont d’abord utilisées comme des éléments de la scénographie, mais elles deviennent rapidement des accessoires de jeu. Les comédien.ne.s ponctuent régulièrement leurs tirades par de petites gorgées, menant parfois leur personnage jusqu’à l’ivresse. L’alcool vient alors échauffer les cœurs, accompagner les alliances et les trahisons et finalement marquer la victoire du Chevalier par une trinquée. Et la petite fête qui clôt le spectacle se révèle bien fraîche soudainement.
Mais où donc se trouve le comique dans ce tourbillon d’intrigues et dans cette froide morale ? Ce sont les comédien.ne.s qui le soutiennent. Bien que Marivaux ait écrit cette pièce sur le modèle d’une comédie, c’est surtout par les intentions claires du jeu et les changements de rythmes et de ton que l’on peut apprécier le comique de la situation. Les acteur.rice.s servent avec talent un texte difficile et de longues tirades qui auraient peut-être mérité un écrémage supplémentaire. Le choix même du casting offre également de piquants contrastes au service de cette histoire. Alors que nous attendions une Comtesse à peine sortie de l’enfance, c’est une dame dans la fleur de l’âge qui apparaît, costumée et coiffée à la mode de nos grands-mères. Cet effet comique marque d’autant plus le fossé entre la Comtesse et les fringants jeunes hommes qui lui tournent autour et accentue la fausseté de leurs sentiments. À l’inverse, la performance de Lola Giouse dans le Chevalier, alias la fausse suivante, joue sur l’androgynie et brouille les pistes du travestissement. Par une interprétation qui engage tout son corps et sa voix, elle parvient presque à tromper le.la spectateur.rice en lui insufflant un doute : est-il elle ? ou elle est il ?
Et le spectacle se clôt sur une petite fête qui semble soudain bien déplacée. C’est un Cupidon, ayant perdu ses ailes, qui vient chanter une chanson d’amour dans une ambiance de slow. La victoire de la fausse suivante est célébrée par cet effet de contraste qui amène un rire bienvenu, libérateur, un peu jaune. Les applaudissements des spectateur.rice.s se mêlent à ceux de la fausse suivante et des valets qui saluent le chanteur. Un instant, on ne sait plus très bien qui l’on félicite : Cupidon ? Les comédien.ne.s ? Le rire ? Ou peut-être la manipulation ? Une chose est sûre, la critique de l’opportunisme et de cette impitoyable ruée vers l’or résonne cruellement aujourd’hui, à l’heure où notre société avance selon un principe de profit à tout prix. Dans ces conditions, comment pourrait se terminer notre histoire ? Sur une petite fête qui s’annonce bien triste…
11 mars 2022
Par Manon Lelièvre
Le prix de la tromperie
23 mars 2022
Par Claire Cornaz
Presque une décennie après sa mise en scène du Jeu de l’Amour et du Hasard, le directeur du Théâtre de Carouge et metteur en scène Jean Liermier renoue avec les textes de Marivaux grâce à La Fausse Suivante, et conçoit ainsi un spectacle particulièrement représentatif de toute la sournoiserie qui se dégage de ces personnages. Il n’est dès lors plus question d’analyse de l’amour et de l’amitié car seule demeure une fourberie cinglante qui ne sert alors plus qu’à maximiser un profit. Et une question subsiste alors : qui gagne réellement dans toute cette histoire ?
Lorsque l’on s’assied à sa place, la scène laisse entrevoir une forêt de bouleaux dans le fond. Toutefois, elle s’avère voilée par de grands murs blancs, qui forment une pièce centrale qui, petit-à-petit, évoluera au fil de la présentation. On passe alors d’un garage dans lequel un vélomoteur est posé sur une immense bâche, à un salon de maison de campagne recouvert d’un parquet et décoré d’un fauteuil, pour enfin révéler une forêt enneigée qui compose l’extérieur de ces murs. Et c’est là que se joue la subtilité de cette mise en scène. Alors que l’histoire elle-même se concentre sur la cupidité et les manigances du Seigneur Lélio, le travestissement de la “Dame de Paris” en Chevalier afin de piéger ledit seigneur, ou encore les manigances de Trivelin avec Arlequin, les éléments fondateurs du décor sont retirés et révèlent ainsi le reste de la scène au fur et à mesure que la vérité derrière ces multiples intrigues se dévoile. Cela commence au bout des premières scènes, avec une bâche que l’on soulève pour découvrir un parquet en bois, puis les murs qui s’ouvrent pour laisser place à cette forêt de bouleaux qui titillait ma curiosité depuis mon arrivée, et enfin, lorsque la vérité éclate, ce sont les portes et les murs formant les côtés de la scène qui sont retirés pour laisser place au dénouement final. Ainsi, c’est au rythme des transformations du décor que la pièce avance et que les mensonges laissent petit-à-petit place à la vérité.
Malgré les mensonges et les conflits, c’est aussi grâce à une interprétation palpitante des comédiens et comédiennes qu’on ne peut s’empêcher de rire des échanges frénétiques entre les personnages. Toutefois, certaines scènes mettent en avant le chagrin et la peine qu’ils ressentent lors de ces discussions houleuses et ces nombreuses trahisons. La mise en scène apparaît alors comme un soutien aux émotions exprimées par les comédiens et comédiennes, principalement au travers de la musique et de la lumière. On rit effectivement parfois, pour mieux soupirer en constatant la solitude et le désarroi de certains personnages, comme la Comtesse, mis en avant par des airs de musique touchante et une lumière assombrie. Au bout du compte, toutes ces tromperies et ces jeux d’intrigues sont explorés dans la mise en scène de façon comique, sans non plus cacher la réelle douleur et l’impact qu’ils ont sur les dupeurs et les dupés (qui peuvent à un moment être l’un, pour ensuite devenir l’autre à tout instant). Qui gagne réellement ce jeu ? En réalité personne, selon Jean Liermier. À la fin de cette mise en scène de la Fausse Suivante, lorsque l’on constate le malaise de chacun des personnages et cette réelle tristesse qui se cache derrière le rire, c’est un cœur radieux mais chaviré qui subsiste en rentrant chez soi.
23 mars 2022
Par Claire Cornaz