Room
Création et mise en scène de James Thierrée / Théâtre de Carouge / du 12 janvier au 6 février 2022 / Critiques par Hugo Merzeau et Stella Wohlers .
Une chambre avec vue sur l’hétérotopie
12 janvier 2022
Par Hugo Merzeau
La création de James Thierrée initialement agendée en décembre 2020 est enfin dévoilée en ce début d’année 2022. Il s’agit par la même occasion d’ouvrir au public le nouvel écrin, tout de brique revêtu, du Théâtre de Carouge dont l’inauguration par les autorités avait, elle, eu lieu dès novembre 2021. Le spectacle, qui présente une exploration poétique de l’espace, coïncide parfaitement avec l’occasion. Dix artistes y construisent ensemble le lieu hétérogène d’une scène, ou plutôt ici d’une chambre. Cet espace, qu’il soit sonore ou visuel, est malmené, déconstruit, déstructuré, mettant en jeu les limites du plateau pour donner du jeu aux performeurs.
Sur scène, une chambre en chantier nous accueille. Il s’agira autant d’assister à sa construction qu’à sa déstructuration au fil du spectacle, qui évolue au gré des pulsions corporelles et des impulsions musicales Dès l’ouverture, la scène a des allures de décor Ikea dont les pièces auraient été simplement juxtaposées sans jamais qu’elles ne soient montées pour faire meubles. Des pans de murs sont disposés à même le sol : ce décor maquette est élevé et mis en branle en permanence, ne demeurant jamais longtemps dans une configuration définie. Ce lieu est peuplé d’instruments de musique de toutes sortes, hors d’usage ou fonctionnels, prolongeant l’exploration scénographique avec une exploration musicale. La musique est omniprésente, sous la forme de chants et de compositions multiformes. Cette exploration sonore s’accompagne elle-même d’un travail sur la corporéité. Les dix artistes présents sur scène, danseu.r.ses, musicien.ne.s, chanteu.r.se.s et techniscénistes participent à cette impression organique. Les corps comme les sons déplacent les limites spatiales de la scène théâtrale, dans un mouvement continu, dansant et répétant des actions qui se déploient progressivement dans une forme de physical theater, parfois comme des marionnettes ou des robots, autour de la figure centrale de James Thierrée. Entre folie et hétérotopie, celui-ci interprète parmi d’autres figures l’architecte, le scénographe, ou le compositeur de cet ensemble hétéroclite. Le sens de ces tableaux n’est jamais explicité, la narration est congédiée afin de mobiliser en lieu et place l’imaginaire des spectateurs pour donner du sens à cet ensemble désancré..
Le spectacle semble parfois déborder autant des limites spatiales que du contrôle artistique ; à la Frankenstein. Pourquoi ? « Why is it ? » Ces questions, formulées à plusieurs reprises par les personnages eux-mêmes, s’éparpillent, se multiplient, se modifient pendant une heure quarante. Il y a un aspect indécelable et indicible autour de cette question du sens, déplacée ici du « pourquoi ? » au « comment ? », et qui m’a rappelé cette phrase de Jean-Loup Rivière : « Et donc, le théâtre sert à voir dans l’acte, non sa raison invisible et indicible, mais l’endroit où elle se trouve. Il n’explique ni ne dévoile, il désigne. Le théâtre n’est donc peut-être rien d’autre qu’une entreprise de localisation des énigmes »[1].
[1] Jean-Loup Rivière, Le monde en détails, Paris : Éditions du Seuil, 2015, p. 213.
12 janvier 2022
Par Hugo Merzeau
Une chambre avec vue sur l’hétérotopie
12 janvier 2022
Par Stella Wohlers
Flambant neuf, le Théâtre de Carouge accueille enfin Room, le spectacle créé et interprété par James Thierrée dont la représentation avait été annulée en décembre 2020. Mêlant musique et chansons originales, théâtre, danse contemporaine, mimes et arts visuels, le spectacle forme une composition pleine de vie et fascinante qui explore les possibles de la création artistique.
Cette pièce intrigante captive l’attention et la curiosité du public dès que les premiers comédiens crient des mots incompréhensibles en s’introduisant sur scène alors que les lumières ne sont pas encore éteintes. Le silence tombe dans la salle, le noir se fait, les interrogations commencent. Qui sont ces personnages ? Une troupe de comédiens et musiciens ? Un bureau d’architecte ? La réponse importe peu, on le comprend vite : l’intérêt tient ici à l’atmosphère hypnotisante qui se révèle dans la composition singulière de cette proposition.
Danses, chansons, paroles décousues et réarrangement perpétuel du décor rythment ce spectacle insolite qui semble se créer à la fantaisie des artistes. Tout y est folie. Les corps paraissent se mouvoir par eux-mêmes et échapper au contrôle des danseuses. Les dialogues ne font pas sens et les personnages ont du mal à s’exprimer et à se comprendre. Certains crient, d’autres chantent. Lorsque les projecteurs s’éteignent, ils n’ont qu’une petite lumière autour du cou, créant un clair-obscur digne des plus belles peintures flamandes. Les hautes cloisons de murs cherchent sans arrêt à se déplacer, le sol glisse, les portes s’ouvrent et se ferment. L’agencement du décor échappe à tout contrôle, si bien que cette room vivante devient le personnage principal qui mène tout le spectacle : ce ne sont pas les personnages qui réarrangent la chambre, mais elle qui les soumet à sa folie délirante. Tout tourne peut-être autour de cette question à laquelle ces derniers reviennent : pourquoi ? La figure principale interprétée par James Thierrée en formule difficilement une réponse : it’s something that happens, something that changes. Comment mieux résumer ce spectacle ? Cette performance est un assemblage d’idées folles qui réunit tous les arts de la scène dans des séquences de tableaux hétéroclites. Cette création est sensationnelle. Le public doit regarder partout à la fois car tout le monde s’agite sur la scène dans une chorégraphie époustouflante. Qui a dit que folie et harmonie n’étaient pas compatibles ? Les larges robes dansent, les instruments chantent et les murs bougent. Les torsions des corps miment la déconstruction des mouvements qui dégagent une expressivité émotionnelle et reflètent l’évolution de l’espace. Cette scénographie en mouvement perpétuel nous démontre qu’il faut défaire, renverser et dénouer pour se libérer. Le décor est mis à nu, les personnages aussi. James Thierrée passe du costard à un ensemble couleur chair, semblable à celui des danseuses en début de spectacle. L’énergie qui s’en dégage se communique au public et l’intègre dans cette ivresse créative : il vient tout juste d’expérimenter la folie.
12 janvier 2022
Par Stella Wohlers