Sous influence

Sous influence

D’après le film Une femme sous influence de John Cassavetes / Mise en scène par Nina Negri / Théâtre de Vidy / du 3 au 13 novembre 2021 / Critiques par Valentine Bovey et Frédérique Sautin .


3 novembre 2021

Mabel, sous tous nos regards

© Manuele Geromini

« C’est seulement lorsque l’on regardera autrement qu’on pourra agir différemment. » Cette affirmation d’Iris Brey, théoricienne du female gaze au cinéma, renferme la problématique de la nouvelle création de Nina Negri, Sous influence. En adaptant librement le film éponyme de John Cassavetes, ce spectacle ambitieux propose entre danse et théâtre des regards croisés sur le personnage de Mabel – quitte  à nous faire oublier cette réflexion au profit de la performance.

Lorsque le public s’installe dans la salle, Mabel est déjà là. Ou peut-être la comédienne, Laura den Hondt, on ne sait jamais très bien. Elle commente les habits des gens, leur parle, s’adresse à eux avec une gouaille enfantine et joyeuse, teintée parfois de mouvements d’angoisse. En échauffement en direct face aux spectateur·rice·s qui comprennent progressivement que dans cette histoire, librement adaptée du film de John Cassavetes Une femme sous influence (1974), tout le monde sera pris à parti. Les adresses au public indiquent déjà le procédé dominant de la pièce : sous les personnages apparaissent toujours les acteur·rice·s, qui narrent le film avec un vocabulaire parfois technique, et les gestes de leur propre personnage. Ce rappel du procédé brechtien de distanciation vise à encourager, chez le public, une attitude critique par rapport à ce qu’il voit – ou plutôt, par rapport à ce qui n’est jamais présenté sur scène, c’est-à-dire les images du film original.

L’histoire en est simple : il s’agit de la vie du couple Nick et Mabel Longhetti. Nick est un ouvrier italien, qui souffre de l’aliénation causée par son travail. En face, sa femme, Mabel, est considérée comme folle par le voisinage, car elle n’agit pas selon les normes sociales qui incombent aux épouses. Ses mimiques, son exubérance, son enthousiasme sont constamment sanctionnés par la société, jusqu’à un internement en hôpital psychiatrique qui aura de graves séquelles. Cette femme « sous influence » n’est pas simplement alcoolique – comme cela a pu être dit – ; elle souffre des normes sociales, incarnées par les nombreux regards qui pèsent sur elles et l’enjoignent à se conformer. C’est pourquoi la pièce s’annonce d’emblée comme un jeu de regards : « J’ai regardé qu’on m’a regardé », soupire Mabel, très consciente du poids des yeux posés sur elle, ceux de Nick, le mari amoureux et violent, et ceux du public, qui incarne tour à tour les collègues de Nick ou les invité·e·s d’une fête d’anniversaire. La scénographie renforce encore ce thème : des panneaux mobiles, qui reflètent imparfaitement le corps des personnes présentes sur scène, et qui les enserrent dans un labyrinthe de reflets et de représentations.

Le film de Cassavetes est célèbre pour sa narration fragmentée et son usage du faux-raccord. La mise en scène de Nina Negri reprend cette idée en mettant en place un dispositif hybride entre théâtre, narration et danse. En effet, les personnages de Nick (Guillaume Miramond) et de Mabel sont dédoublés par la présence de deux danseur·euse·s KRUMP. Cette danse (acroynme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise) est née dans les ghettos afro-américains à Los Angeles en réaction à la violente répression policière des années 1990. Par des mouvements contrôlés et saccadés, elle permet aux interprètes de se « ré-approprier [leur] espace vital et de réunir toutes les conditions nécessaires pour que le corps puisse exprimer son intensité, sans se blesser ou blesser l’autre », selon la définition donnée dans le dossier de presse. On comprend rapidement sa pertinence, en tout cas sur le plan théorique, pour figurer la souffrance de Mabel, constamment en lutte contre des déterminations étrangères, qu’elles soient matérielles ou immatérielles. Toutefois, l’excellence des deux danseur·euse·s – Mamu Tshi, nommée meilleure danseuse KRUMP européenne de l’année 2020, et Dakota Simao, aussi plusieurs fois acclamé pour ses performances – sur les chorégraphies créées par Nina Negri crée parfois un effet de « spectacle dans le spectacle ». Ces passages dansés, émouvants et très incarnés, entrent en contradiction avec le jeu distancié des acteur·rice·s, produisant un hiatus déroutant dans l’articulation entre ces deux niveaux du spectacle. Néanmoins, ce déséquilibre est un peu unifié par des scènes hybrides où, par exemple, Mabel danse avec ses enfants, incarnés par de jeunes comédien·ne·s recruté·e·s dans des ateliers théâtre-danse-caméra créés par la troupe de la pièce, sur des chorégraphies d’Alex Landa Aguirreche. Tout ceci est mis en valeur par une composition musicale renversante : Mozarf, compositeur KRUMP, reprend pour mieux le démolir le thème du Lac des Cygnes de Tchaïkovski, et Boris Boublil fait de même avec la bande-originale de Bo Harwood. Cette création au caractère collectif (la phase d’écriture de plateau est créditée de plus de dix noms) interprétée uniquement par des jeunes professionnel·le·s du monde du théâtre romand, dont la plupart sont passé·e·s sur les bancs de la Manufacture, souffre peut-être paradoxalement du talent individuel et de l’ambition de chacun·e de ces créateur·rice·s. Cette œuvre d’art ambitieuse éclate en tous sens et oblitère parfois le propos de la pièce, qui tente de proposer pour le personnage de Mabel un female gaze – ce qui veut dire, par la narration, induire une identification forte et une empathie pour le personnage féminin plutôt que de l’objectiver par le regard. Ce thème de prédilection de la metteuse en scène réapparaît toutefois lors de la scène finale, qui propose à l’instar de la démarche de Christiane Jatahy avec un autre film dans Entre chien et Loup, une fin alternative, chantée d’une voix magnifique par l’actrice principale. Rédempteur. 

3 novembre 2021


3 novembre 2021

Cassavetes en pièces

© Manuele Geromini

Le théâtre de Vidy accueille jusqu’au 13 novembre le dernier spectacle de Nina Negri Sous influence, librement inspiré du film A woman under the influence du réalisateur américain John Cassavetes. La metteuse en scène et chorégraphe mélange théâtre et danse urbaine par le biais d’un duo d’acteur.rices et de danseur.ses à travers un montage fragmenté, à l’image d’un couple en perpétuelle composition et décomposition. Le spectacle sera en tournée en Suisse romande – à Genève, à Sierre et à La Chaux-de-Fonds – jusqu’en février 2022.

Ce n’est pas première fois que Nina Negri s’empare de la question féministe en y alliant des références cinématographiques : M. la Multiple en 2018 (d’après M, le Maudit de Fritz Lang) sur l’injonction sociale de la maternité, puis Adèle H. en 2019 (d’après le titre éponyme de François Truffaut) sur le harcèlement sexuel subi par l’actrice Adèle Haenel.

Avec Sous influence, l’artiste pluridisciplinaire, s’attaque à l’emprise des normes sociales et familiales, au rapport de domination d’un mari (Nick) sur sa femme (Mabel) en 2021, presque 50 ans après la sortie du film de Cassavetes Une femme sous influence (1974), dans lequel Peter Falk et la magnifique Gena Rowlands – épouse du cinéaste – jouaient ce couple amoureux en crise.

Le spectacle conserve la chronologie de l’œuvre originale, ses personnages principaux (le couple et leurs trois enfants), ses répliques-clés (en français ou en anglais), ses scènes repères (l’attente de Mabel, son errance dans la ville, son internement forcé, son retour à la maison), en modifiant cependant sa fin. Pour renforcer le lien entre cinéma et théâtre, les échanges incluent des indications de cadrage cinématographique (« Plan serré sur Nick », « Plan large dans la rue ») et la bande-son comprend même un extrait du film. Pour son adaptation, Nina Negri a recours au montage de différents médiums scéniques originaux : d’une part, des projections vidéo sur des pans de verre mobiles qui forment des murs opaques, des paravents-miroirs, puis finalement une cage d’enfermement psychiatrique pour Mabel. D’autre part, deux danseur.ses krump (une danse urbaine née à Los Angeles dans les années 1990 dans les ghettos de la communauté afro-américaine) incarnent les doubles de Nick et Mabel ; dansent leurs rapports de force ou les troubles de l’héroïne.

Sous influence, « c’est l’histoire d’une femme qui s’appelle Mabel ». Elle est devenue dingue à force de jouer un rôle qu’elle n’assume pas ; celui de bonne épouse, de bonne mère. Et elle a honte, parce qu’elle n’arrive pas à s’adapter. Son mari Nick, un type très « normal » qui croit à la famille, aime sa femme passionnément : « ça ne me gêne pas que tu sois cinglée… », mais son comportement le met, malgré tout, très mal à l’aise.

La comédienne Laura Den Hondt, qui incarne Mabel, joue avec ce malaise dès l’arrivée des spectateurs et spectatrices dans la salle de spectacle, en adoptant un jeu déroutant, dérangeant parfois, en interpellant directement (« Comment tu t’appelles ? ») ou en touchant même certaines personnes, à la manière de Gena Rowlands qui accueillait les amis et la famille de Nick dans le filmLa comédienne brise les conventions théâtrales comme Mabel brise les conventions sociales. Elle ose, non sans difficulté, et elle va même jusqu’à nous faire chanter en canon en mode « mabelesque ». Mais Mabel ose trop, alors il faut la calmer, la cadrer, l’enfermer. Ce sera dans une cage de verre, une sorte d’aquarium géant qui donne lieu à la projection de belles images aquatiques où l’héroïne semble d’abord se noyer, puis se transformer en sirène avant sa métamorphose finale en cygne blanc, au son de la mélodie « déconstruite » du Lac des Cygnes de Tchaikovsky. La représentation se termine sur l’image d’une Mabel en plumes, apaisée et chantant, en anglais, une composition originale : « Birds in the cage » …

3 novembre 2021


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