Par Céline Bignotti
Une critique sur le spectacle :
Pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction / Texte de Miranda Rose Hall / Mise en scène par Katie Mitchell / Théâtre de Vidy – Lausanne / du 25 septembre au 3 octobre 2021 / Plus d’infos.
« Que signifie être vivant·e·x·s ensemble, en temps d’extinction » ? C’est la question à laquelle veut répondre le nouveau spectacle de Katie Mitchell qui met en scène un monologue éco-féministe de Miranda Rose Hall. Une pièce sur l’écologie vient juste d’être annulée et c’est à ce moment que la dramaturge, incarnée par Safi Martin Yé, intervient pour expliquer aux spectateurs ce qui s’est passé. Véritable cheffe d’orchestre, accompagnée, en guise de musiciens, par les ingénieurs du son et de la lumière, les cyclistes, le public et le chœur, elle dirige le récit de l’histoire de notre planète comme une symphonie harmonieuse. Ainsi commence un voyage à travers le temps qui brise le quatrième mur et qui se développe de l’origine de la Terre à nos jours, avec pour sujet principal les conséquences de la crise climatique.
Ce spectacle constitue le premier chapitre du projet Sustainable Theatre? conçu par Katie Mitchell, Jérôme Bel et le Théâtre de Vidy. L’artiste britannique inclut l’impact écologique de son spectacle tant au niveau du discours que de la forme, en expérimentant de nouvelles manières de faire face à chacun des facteurs qui entrent en jeu dans un spectacle théâtral (technique, économique, etc.). De manière cohérente avec le but de minimiser l’empreinte carbone, par exemple, le spectacle a été dirigé totalement à distance, depuis Londres.
Au début de la représentation, le minimalisme et la simplicité de la scénographie (un micro, deux vélos) remplissent paradoxalement l’espace et stimulent la curiosité du public (qui sait à quoi serviront ces vélos-là ?). La comédienne feint d’improviser un monologue à la limite entre la réalité et la fiction, à la suite d’un imprévu tragique : la mère de l’une des actrices qui devait jouer ce soir est en train de mourir. La mort, véritable protagoniste de la pièce, entre ainsi d’emblée en scène. On comprend vite aussi la fonction des vélos : en plus d’être accompagnée par des ingénieurs, l’interprète est escortée par deux cyclistes professionnels (et locaux !) qui pédalent durant toute la durée du spectacle en exploitant des dynamos pour produire l’énergie nécessaire au fonctionnement des lumières, du son et du micro de la comédienne. Ce dispositif est le plus innovant du spectacle, il montre aussi l’extrême cohérence entre le projet artistique durable et sa réalisation technique. Le bruit des vélos, en outre, devient la musique de fond de notre voyage dans le temps et contribue aussi à créer, en s’alliant aux autres sons, une atmosphère onirique.
Toutes les conditions sont réunies pour faire passer un message important et urgent : que pourrions-nous faire, ensemble, pour changer les choses ? Mais le message de ce texte « très militant », comme le décrit Safi Martin Yé dans un entretien (Interview #vidygital – Safi Martin Yé, comédienne), n’est pas réellement percutant. La pièce ressemble à une conférence sur l’environnement : après avoir écouté l’histoire de la Terre, la « classe » est ravivée grâce à l’exposition de certaines diapositives d’animaux dont l’espèce est éteinte ou en voie d’extinction. Une chose est claire : nous sommes en train de vivre la sixième extinction massive. Le personnage de la conférencière participe émotionnellement à ce « deuil collectif » avec des souvenirs d’enfance liés à la fois à la disparition des certaines espèces animales comme les chauves-souris brunes, mais également à la mort, par exemple, de son chien. Ce parallélisme entre morts individuelles et extinction massive prête à confusion, il risque de produire une assimilation entre tous les types de morts, alors qu’en réalité la mort des individus est un fait naturel qu’il faut accepter, contrairement à l’extinction de masse à laquelle les actions des êtres humains ont effectivement contribué.
Le texte n’apprend pas grand-chose de nouveau sur la crise climatique, mais l’approche pédagogique utilisée par la comédienne semble servir plutôt à susciter chez les spectateurs une terreur et des remords face à la catastrophe imminente. Pendant le spectacle, le public est invité plusieurs fois à participer activement : manifestement, la pièce cherche à provoquer une prise de conscience générale. Néanmoins, le spectacle ne nous parle pas à nous, êtres humains, mais crée plutôt une séparation manichéenne entre les bons (les créateurs·trices et les collaborateurs·trices de la pièce) et les méchants, les coupables de cette catastrophe : tous les autres, le public y compris. Quel est le but de cette relation de maîtres à élèves ? Pourquoi créer cette barrière (n’y en a-t-il pas déjà assez) ? Est-ce de cette manière que l’on trouvera la force collective ?
À la fin du spectacle on assiste à un climax des sonorités, dans une ambiance épique. Un chœur menaçant qui semble annoncer une tragédie imminente avance sur la scène et se dirige vers les spectateurs. Est-ce pour cela que le terme du titre original, play, a été conservé dans celui de « pièce », alors même que le spectacle ne s’apparente pas à une fiction? Ce n’est pas une « pièce » tout à fait conventionnelle, mais cette œuvre semble avoir un rapport fort avec le genre tragique. Elle se penche sur un passé glorieux de la nature qui a disparu et dans lequel chacun peut se reconnaître et peut partager ses souvenirs : dans le public, quelqu’un a pensé à haute voix à la beauté de la mer des Caraïbes, quelqu’un d’autre s’est souvenu de l’étonnement provoqué par une fleur qui poussait dans le ciment au milieu de la ville. Selon moi, le point de vue général de cette pièce est le même que celui des personnes âgées qui repensent à leur vie passée et devant lesquelles il ne reste que la mort. On sort de la salle sans aucune espérance, avec un sentiment d’impuissance et d’effroi à cause de cette catastrophe irréversible qui est en train de se dérouler sous nos yeux.