Un théâtre en temps d’extinction

Par Michaël Rolli

Une critique sur le spectacle :

Pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction / Texte de Miranda Rose Hall / Mise en scène par Katie Mitchell / Théâtre de Vidy – Lausanne / du 25 septembre au 3 octobre 2021 / Plus d’infos.

© Claudia Ndebele

Le théâtre de Vidy à Lausanne propose un spectacle sur un texte de l’Américaine Miranda Rose Hall, mis en scène par la Londonienne Katie Mitchell, qui s’est fait connaître avec ses mises en scène féministes de différents opéras, notamment au festival d’Aix. Elle imagine ici un nouveau théâtre possible dans un monde en voie d’extinction, un théâtre qui s’auto-génèrerait. Ingénieux et touchant, le spectacle ne tournera pas avec les mêmes intervenants, mais renaîtra, on l’espère, un peu partout.

Sur scène, des câbles, des vélos, des lutrins, de petits écrans de télévision, des LEDs … Mais si le décor est minimaliste, il reste organisé. Les câbles électriques forment un grand carré au sol, délimitant l’espace de jeu. Au centre, un micro et un lutrin sur lequel est posé le texte. De part et d’autre, deux vélos branchés à des écrans. À l’extérieur de l’espace scénique, quatre chaises et, là-aussi, des lutrins. Tous ces éléments prennent un sens lorsque Safi Martin Yé – qui endosse ce seule-en-scène – fait son apparition. Interprétant la dramaturge d’une pièce dont les comédiennes sont absentes, la jeune femme d’une trentaine d’année remplace le faux spectacle annulé par un monologue sur un sujet qui lui tient à cœur : l’écologie. Loin de se livrer à un discours moralisateur, elle évoque un sentiment commun à tous les êtres humains, à savoir l’impuissance face à la catastrophe écologique.

Katie Mitchell a conceptualisé à la fois la scénographie et le principe de ce processus théâtral innovant. Metteuse en scène qui s’est démarquée dans le monde du théâtre par ses relectures féministes des textes classiques, elle prend en compte, depuis quelques années, son propre impact écologique en tant qu’artiste de la scène dans ses productions. Mitchell refuse de prendre l’avion pour faire ses déplacements – elle fait ainsi le choix surprenant mais ingénieux de mettre ce spectacle en scène en home office, comprenez par zoom, depuis son domicile à Londres – mais elle collabore aussi avec des scientifiques pour certaines de ses créations, afin de questionner le désastre écologique, comme dans Ten billion ou 2071. Avec le texte de Miranda Rose Hall, Katie Mitchell entend construire un spectacle résolument écoresponsable, qui s’inscrit parfaitement dans la mouvance d’un théâtre à la conscience écologique – qui a aussi inspiré des spectacles comme ceux de Bruno Meyssat, qui travaille avec le non-humain, ou plus récemment celui de Maria Da Silva, Notre Cabane (2012), qui utilisait des matériaux de récupération. Ce que Katie Mitchell nomme « théâtre durable » – sustainable theater – est un théâtre où aucun comédien ou aucune personne de l’équipe technique ne devrait générer d’empreinte carbone en se déplaçant d’un lieu de création à des lieux de tournée. Sur scène, il n’y a dès lors que des Lausannois. Plus intéressant encore, c’est un spectacle qui s’auto-génère. Avec les cyclistes – dont on salue la prouesse physique, car ils pédalent plus d’une heure trente – le spectacle produit sa propre énergie électrique qui servira à alimenter son et lumière. La consommation d’énergie produite par les deux bicyclettes ne dépassera jamais les 150 watts, ce qui est bien inférieur à la consommation générale des pièces de théâtre, qui oscille en général entre 10’000 et 30’000 watts.

Bien que ce spectacle ressemble à un seule-en-scène, Mitchell propose de générer une seconde présence, celle d’une communauté. L’initiative de faire intervenir le public avec des imitations de bactéries, d’arbres, ou un partage de souvenirs, reste pourtant timide. On comprend la volonté de former, par les liens créés entre scène et salle, un ensemble de personnes désemparées et démunies, mais après quelques interactions, les spectateurs sont replongés dans le noir et laissés de côté, presque oubliés pour les deux-tiers du spectacle restant. On regrette pour cette raison qu’un chœur final apparaisse sur scène sans explication, nous privant de notre propre rôle dans cette communauté.

Si l’écologie est bien présente dans le dispositif de la pièce, elle l’est aussi dans le discours. La jeune femme présente sur scène (interprétée avec douceur et humanité par Safi Martin Yé) nous appelle à prendre connaissance des différentes extinctions qui ont perturbé notre planète : les périodes glaciaires, les dinosaures… et puis nous. Nous vivons la sixième extinction de masse. Le texte de Miranda Rose Hall s’apparente à une parcelle de vie racontée par un humain. Oublions, ici, les volontés de battre le rappel et observons le point de vue d’un humain désemparé qui subit de plein fouet cette extinction, qui découvre l’histoire de la planète en autodidacte – au prix de quelques omissions ou d’un manque de détails parfois – et qui ne peut amener de solution seule. Ce spectacle devient touchant et émouvant quand on voit l’impuissance de cette jeune femme devant la fin d’une ère. De son ère.

On salue alors le jeu de Safi Martin Yé très juste et sensible, sans fausses notes. On salue aussi la prouesse technique d’un tel spectacle. Une pièce pour les vivant.e.s.x en temps d’extinction remplit son rôle de « théâtre durable », à la fois écologiquement, mais aussi dans nos mémoires.