Le bruit de la dynamo

Par Frédérique Sautin

Une critique sur le spectacle :

Pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction / Texte de Miranda Rose Hall / Mise en scène par Katie Mitchell / Théâtre de Vidy – Lausanne / du 25 septembre au 3 octobre 2021 / Plus d’infos.

© Claudia Ndebele

Le théâtre de Vidy accueille, en première mondiale, une création originale de l’artiste britannique Katie Mitchell, Une pièce pour les vivant.e.x.s en temps d’extinction, d’après un monologue de l’autrice éco-féministe nord-américaine Miranda Rose Hall. Depuis 2012, la metteuse en scène a décidé de ne plus prendre l’avion et d’engager des professionnels locaux, dirigés à distance, dans les lieux de représentation de ses spectacles. Cette toute dernière performance éco-dramatique constitue le premier volet du projet Théâtre durable ? en partenariat avec le Centre de compétence en durabilité de l’Université de Lausanne et d’autres théâtres et festivals européens, soucieux de réduire au minimum leur impact carbone dans la création, la production et la diffusion du spectacle vivant.

« Que signifie être vivant.e.x.s, ensemble, en temps d’extinction ? » et comment transposer cette question grave et angoissante sur une scène de théâtre, sans moraliser ni (trop) déprimer, tout en alliant le contenu d’un propos à la forme de sa mise en spectacle ?

Sur ce dernier point, le dispositif scénique pensé par Katie Mitchell est novateur, vertueux et surprenant, étant donné que le son et la lumière sont produits grâce à l’effort continu et affiché de deux cyclistes. Energie alternative et locale : entre 43 et 120 KW par vélo (il y a plus de quarante ans, le comédien Sami Frey pédalait, lui, seul en scène, non pour des motivations environnementales mais pour parcourir les routes de la mémoire de Georges Pérec dans son Je me souviens…). Les technicien.ne.s, généralement dans l’ombre, sont sur scène, au même titre que la comédienne, car tous et toutes sont responsables, éco-responsables, du bon déroulement de la performance.

Safi Martin Yé, convaincante et déterminée dans son rôle de maîtresse de cérémonie, nous emmène dans un voyage à travers le temps, de la naissance de la Terre, de la première à la sixième extinction- notre présent- au cours d’une conférence théâtralisée qui mêle recherches scientifiques, données historiques et expériences personnelles.

Le texte de Miranda Rose Hall pose d’emblée le postulat de la vérité, de la connaissance pour parler des enjeux climatiques, face au déni ou aux théories climato-sceptiques, et fait explicitement référence à l’ouvrage d’Elizabeth Kolbert (La Sixième Extinction. Comment l’Homme détruit la vie, paru en 2014). Il aborde aussi la thématique postcoloniale ; l’obsession de l’extraction des matières premières et la suprématie blanche. Par ailleurs, il inclut sciemment un détour par le chamanisme comme possible révélateur d’un trauma personnel, en l’occurrence un trauma familial (la mort de sa grand-mère) raconté par la narratrice. A partir de ce traumatisme individuel, l’événement prend la forme d’un traumatisme collectif, du « traumatisme de l’extinction » ou, en d’autres termes, comment pouvons-nous nous confronter intellectuellement et émotionnellement à la mort de masse ? Par la raison, mais aussi par l’émotion, l’auditoire est invité à réfléchir collectivement à sa condition d’Homo sapiens et à ressentir sa position de spectateur actif ou non dans le processus de co-construction du jeu. Ainsi, la comédienne Safi Martin Yé interagit avec le public en l’invitant d’abord à mimer avec les bras l’explosion de la vie sur Terre, puis à venir danser avec elle la naissance des premiers arbres, enfin à raconter un souvenir de nature à partager (« un cerisier dans mon enfance détruit par une tempête » confiera un anonyme ce soir-là). Car c’est bien de cela qu’il s’agit : « Que l’information devienne théâtre et que le théâtre devienne partage ». Que le théâtre, art de la présence, crée du réseau social en présentiel, qu’il valorise plus ce qui nous connecte, ici et maintenant, que ce qui nous sépare, afin que, peut-être, « personne n’ait à se sentir insupportablement seul ce soir. »

On peut déplorer cependant que le pathos contamine çà et là le spectacle. On peut regretter également que la projection de plantes et d’animaux disparus ou en voie de disparition provoque finalement un mélange de saturation cognitive et d’éco-anxiété. La présence d’un ensemble vocal à la fin du spectacle agit heureusement comme un soulagement. Une vingtaine de chanteurs et chanteuses rendent, en chœur, un hommage à la Terre sur une musique et un texte du compositeur britannique Paul Clark.

Pari réussi pour cette première représentation de laboratoire théâtral alternatif à Vidy? Au bruit des applaudissements nourris, par les jeunes et les moins jeunes, à la fin du spectacle, il semblerait que l’expérimentation soit un succès. Pour ma part, je sais et je sens au bruit de ma dynamo intérieure qu’il faudra évidemment encore pédaler pour sauver la Terre et proposer à ses habitant.e.x.s d’autres projets artistiques éco-poétiques…