Pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction
Texte de Miranda Rose Hall / Mise en scène par Katie Mitchell / Théâtre de Vidy – Lausanne / du 25 septembre au 3 octobre 2021 / Critiques par Valentine Bovey, Sarah Neu, Frédérique Sautin, Michaël Rolli, Stella Wohlers, Nathan Maggetti, Céline Bignotti, Elisa Andrade, Brian Aubert, Hugeau Merzeau et Maëlle Aeby .
25 septembre 2021
Par Valentine Bovey
Quel théâtre pour la fin du monde ?
Le spectacle mis en scène par l’expérimentée Katie Mitchell propose une conférence aux accents de confession qui explore le rapport du personnage central à la problématique de l’extinction de masse qui nous guette tou·te·x·s. Cette thématique écologique s’inscrit dans le développement d’un sustainable theater, ou théâtre durable, mais le discours, pris dans un dispositif pourtant radical, peine à se déployer dans toute sa puissance.
Sur scène, deux cadres de vélo, reliés à une batterie par dynamo, produiront, grâce à la force physique de deux cyclistes, l’entièreté de l’énergie nécessaire au spectacle. Timidement, Safi Martin Yé sort de derrière le rideau. L’atmosphère saisit à la gorge, d’emblée. Une scène encore sombre, des câbles apparents, ces deux vélos abandonnés. La lumière de salle éclaire le public de plein front. C’est dans cette clarté que le dispositif initial de la pièce se met en place. L’unique personnage de cette pièce s’adresse directement aux spectateur·rice·x·s pour leur expliquer la situation de sa prise de parole : une pièce, sur le thème de l’écologie, dont elle est la dramaturge, vient d’être annulée par sa troupe pour des raisons personnelles. Elle doit donc reprendre seule ce spectacle, mais décide d’en faire quelque chose de plus proche de son histoire. Un lien est donc immédiatement établi entre la performeuse, sur scène, et le public, rangé dans ses gradins, ce qui tend à construire une atmosphère intimiste. Le discours oscille d’emblée entre l’intime et le collectif : c’est à cause de la lecture du livre d’Elizabeth Kolbert La sixième extinction, plus précisément le passage sur les petites chauves-souris brunes, que la dramaturge décide d’expliquer au public l’extinction qui guette le vivant en général, à cause des activités des humain·e·x·s, en passant par des épisodes plus émotionnels de ses souvenirs d’enfance, selon le monologue écrit par l’autrice éco-féministe américaine Miranda Rose Hall.
C’est dans cette articulation entre dispositif et propos que le monologue peine à trouver ses échos. La comédienne Safi Martin Yé, dans un jeu pourtant nuancé et convaincant, met en place une participation active du public, comme pour créer un véritable milieu au sens écologique du terme, qui se construit sur la base d’interactions fréquentes entre la scène et le public. Toutefois, la dimension affective et personnelle des anecdotes tirées de la vie du personnage, qui émaillent des informations de nature scientifique sur l’extinction à venir, donne une dimension profondément (trop ?) individuelle à un propos qui ne peut être que collectif, puisqu’il concerne une extinction de masse. Plus encore, la dimension didactique du texte, qui propose tout d’abord comme contexte une histoire géologique de la Terre, induit une forme de hiérarchie très scolaire entre le public et la dramaturge, ce qui maintient une séparation nette l’espace de la scène et les gradins. Une réflexion sur la communauté théâtrale comme milieu écologique ferait attendre, au contraire, de ce spectacle une réelle horizontalité entre tous les vivant·e·x·s, sur scène ou hors-scène. La forme même de la conférence monologuée, dans sa distribution inéquitable de la parole, met à mal ce projet. Ceci crée un sentiment de confusion qui atténue malheureusement la portée de la mise en scène et du texte, qui, dans leurs propositions, sont pourtant d’une grande force.
En effet, le spectacle fait s’interroger : en quel temps a-t-il lieu ? Est-ce une manière de nous faire expérimenter que l’extinction a déjà commencé, impitoyablement, à l’extérieur ? Sommes-nous les seul·e·x·s encore vivant·e·x·s, regardant ce que pourrait être un théâtre d’aprèsla fin du monde ? Plus encore : est-ce que cela signifie (idée profondément réjouissante) que les arts vivants pourront se passer d’énormes infrastructures, écologiquement et financièrement coûteuses, et que le théâtre du futur pourrait avoir lieu partout, dans un parking, un terrain en friche, ou dans une maison abandonnée, voire s’auto-organiser, comme sur une Z.A.D (Zone À Défendre) ? Car au-delà du bilan énergétique, la pièce est entièrement locale : elle a été mise en scène à distance, avec une équipe (des technicien·ne·x·s et deux coureurs cyclistes, qui pédalent sans interruption pendant près d’une heure et demie) ainsi que des décors conçus sur le site du théâtre. Ce dispositif profondément écologique reprend une idée que la metteuse en scène Katie Mitchell, forte d’une trentaine d’années de carrière et d’une centaine de mises en scène, avait déjà développée dans Lungs, joué à la Schaubühne en 2013, dans lequel les acteur·rice·x·s produisaient l’entièreté de l’énergie nécessaire au déroulement du spectacle. Cette vision d’un théâtre autonome, au bilan carbone neutre, à la fois décroissant (le spectacle ne nécessitera que deux fois 150 watts, produits en temps réel) et auto-géré, aurait laissé espérer un discours aussi puissant que cette proposition.
25 septembre 2021
Par Valentine Bovey
25 septembre 2021
Par Sarah Neu
Les chauves-souris s’en arrachent les cheveux
Comment le théâtre peut-il se responsabiliser et se positionner face aux enjeux environnementaux actuels ? C’est en partant de l’intention de repenser les dispositifs de création et de production des représentations contemporaines, que ce spectacle a été conçu. Derrière le projet se trouve la metteuse en scène éco-féministe Katie Mitchell, accompagnée d’une équipe du théâtre de Vidy, impliquée pour un « sustainable theatre » : une démarche expérimentale et réflexive qui veut interroger nos pratiques afin d’imaginer un théâtre qui soit plus durable sous toutes ses coutures. L’objectif : une création zéro carbone, dont seul le script part en tournée, reproduite chaque fois par une équipe intégralement locale.
Le dispositif selon lequel l’espace scénique est agencé autour du seule-en-scène de Safé Martin Yé tient une part centrale dans la démarche idéologique et artistique qui motive ce spectacle, à savoir : maintenir une empreinte carbone neutre. Pour ce faire, le spectacle s’auto-alimente en énergie grâce à la performance de deux cyclistes qui pédalent sans relâche de chaque côté du plateau pendant toute la durée de la représentation. La quantité d’énergie nécessaire pour garantir les effets de son et lumière est indiquée au fur et à mesure sur des écrans situés au-dessus des deux sportifs. Celle-ci ne dépasse pas un plafond établi à 150 watts, chiffre extrêmement bas par rapport au coût moyen d’une performance scénique dans une salle équipée. Pour répondre à une demande si peu coûteuse, l’équipe technique a mis au point un système artisanal, manuel et minimaliste, permettant de maintenir ce plafond. Ainsi, la scène est maintenue dans l’obscurité, à l’exception de l’éclairage de la comédienne et des deux cyclistes dont une guirlande de leds borde au sol l’espace d’action. L’équipe technique est quant à elle divisée en deux équipes rangées sur les deux extrémités latérales du plateau. La comédienne s’adresse à eux de façon transparente, sur sa gauche pour le son et sur sa droite pour la lumière, par des gestes de bras précis ou par la parole, pour obtenir les effets souhaités.
Dans ce décor très minimaliste, tout semble bricolé, jusqu’à la performance même du personnage, celui d’une dramaturge improvisant un seule-en-scène en raison de l’absence des deux autres comédiennes censées l’accompagner, mais qui doivent veiller une mère à l’hôpital. Le monologue est traduit de l’anglais d’un texte de l’autrice et dramaturge engagée Miranda Rose Hall. Le discours raconte l’histoire d’une jeune femme qui partage avec le public ses sentiments et interrogations : comment être un ou une vivant.e en temps d’extinction ? Le personnage imbrique pêle-mêle une vulgarisation de ses recherches personnelles sur l’histoire de la terre et de ses cinq périodes d’extinction de masse, à des récits intimes liées à son expérience en tant que vivante. L’élément déclencheur : les petites chauves-souris brunes, au petit nez brun qui sous l’effet d’un champignon devient blanc, et avec elles, la prise de conscience de la sixième extinction de masse, celle qui nous concerne toutes et tous aujourd’hui.. La mise en scène de Katie Mitchell propose, à partir de là, une comédienne au ton chancelant et abattu, évoquant d’entrée une situation anxiogène et non maîtrisée, que l’on peut apparenter à de « l’éco-anxiété » partagée par beaucoup aujourd’hui. L’heure est grave, on le sent, mais où est-ce que se situe notre personnage face à cette crise ? Elle essaie de créer du lien, nous invite presque timidement à participer, proposant de gesticuler comme des bactéries, d’incarner les premiers arbres terrestres et de partager une anecdote touchante. Autant de tentatives d’interactions qui montrent peut-être la voie : repenser nos rapports aux autres, nos rapports à nos milieux de vie. Le spectacle se clôt par l’apparition d’un chœur avançant depuis le fond de la scène. L’intensité émanant du groupe de choristes bel et bien vivant.e.s, sans doute destiné à sublimer la densité tragique, provoque dans ce contexte angoissant un rire nerveux.
C’est un dispositif dramaturgique cohérent qui est proposé dans une ambiance de fin du monde ; mêlant enjeux globaux et individuels, récit collectif et récit personnel. Seulement, après avoir été pris par la main dès le début par l’attention très pédagogique de l’interprète, c’est presque sans réponse que l’on se trouve livrés à nous-mêmes quand le monologue s’achève. Si les causes et les dégâts du réchauffement climatique sont connus, les propositions et réactions des sociétés face à la situation le sont moins. Ainsi, c’est peut-être plus de radicalité, de lisibilité et d’idéaux que l’on aurait attendu de Katie Mitchell, qui travaille depuis longtemps autour de la question féministe et écologique. Peut-être aussi aurait-on aimé que le format de la « conférence » exploite davantage les potentialités de la forme dramatique, comme le fait par exemple Frédéric Ferrer avec son « Atlas de l’anthropocène », entre conférence et performance, où il met en scène le résultat de ses recherches avec un recul et un humour assumés. Cela reste cependant une prouesse pleine d’avenir d’avoir su apporter des solutions techniques neutres en carbone, envisageables et reproductibles dans de nombreux pays. On ose croire, dès lors, que le théâtre peut réellement être un lieu qui participe à montrer la voie.
25 septembre 2021
Par Sarah Neu
25 septembre 2021
Le bruit de la dynamo
Le théâtre de Vidy accueille, en première mondiale, une création originale de l’artiste britannique Katie Mitchell, Une pièce pour les vivant.e.x.s en temps d’extinction, d’après un monologue de l’autrice éco-féministe nord-américaine Miranda Rose Hall. Depuis 2012, la metteuse en scène a décidé de ne plus prendre l’avion et d’engager des professionnels locaux, dirigés à distance, dans les lieux de représentation de ses spectacles. Cette toute dernière performance éco-dramatique constitue le premier volet du projet Théâtre durable ? en partenariat avec le Centre de compétence en durabilité de l’Université de Lausanne et d’autres théâtres et festivals européens, soucieux de réduire au minimum leur impact carbone dans la création, la production et la diffusion du spectacle vivant.
« Que signifie être vivant.e.x.s, ensemble, en temps d’extinction ? » et comment transposer cette question grave et angoissante sur une scène de théâtre, sans moraliser ni (trop) déprimer, tout en alliant le contenu d’un propos à la forme de sa mise en spectacle ?
Sur ce dernier point, le dispositif scénique pensé par Katie Mitchell est novateur, vertueux et surprenant, étant donné que le son et la lumière sont produits grâce à l’effort continu et affiché de deux cyclistes. Energie alternative et locale : entre 43 et 120 KW par vélo (il y a plus de quarante ans, le comédien Sami Frey pédalait, lui, seul en scène, non pour des motivations environnementales mais pour parcourir les routes de la mémoire de Georges Pérec dans son Je me souviens…). Les technicien.ne.s, généralement dans l’ombre, sont sur scène, au même titre que la comédienne, car tous et toutes sont responsables, éco-responsables, du bon déroulement de la performance.
Safi Martin Yé, convaincante et déterminée dans son rôle de maîtresse de cérémonie, nous emmène dans un voyage à travers le temps, de la naissance de la Terre, de la première à la sixième extinction- notre présent- au cours d’une conférence théâtralisée qui mêle recherches scientifiques, données historiques et expériences personnelles.
Le texte de Miranda Rose Hall pose d’emblée le postulat de la vérité, de la connaissance pour parler des enjeux climatiques, face au déni ou aux théories climato-sceptiques, et fait explicitement référence à l’ouvrage d’Elizabeth Kolbert (La Sixième Extinction. Comment l’Homme détruit la vie, paru en 2014). Il aborde aussi la thématique postcoloniale ; l’obsession de l’extraction des matières premières et la suprématie blanche. Par ailleurs, il inclut sciemment un détour par le chamanisme comme possible révélateur d’un trauma personnel, en l’occurrence un trauma familial (la mort de sa grand-mère) raconté par la narratrice. A partir de ce traumatisme individuel, l’événement prend la forme d’un traumatisme collectif, du « traumatisme de l’extinction » ou, en d’autres termes, comment pouvons-nous nous confronter intellectuellement et émotionnellement à la mort de masse ? Par la raison, mais aussi par l’émotion, l’auditoire est invité à réfléchir collectivement à sa condition d’Homo sapiens et à ressentir sa position de spectateur actif ou non dans le processus de co-construction du jeu. Ainsi, la comédienne Safi Martin Yé interagit avec le public en l’invitant d’abord à mimer avec les bras l’explosion de la vie sur Terre, puis à venir danser avec elle la naissance des premiers arbres, enfin à raconter un souvenir de nature à partager (« un cerisier dans mon enfance détruit par une tempête » confiera un anonyme ce soir-là). Car c’est bien de cela qu’il s’agit : « Que l’information devienne théâtre et que le théâtre devienne partage ». Que le théâtre, art de la présence, crée du réseau social en présentiel, qu’il valorise plus ce qui nous connecte, ici et maintenant, que ce qui nous sépare, afin que, peut-être, « personne n’ait à se sentir insupportablement seul ce soir. »
On peut déplorer cependant que le pathos contamine çà et là le spectacle. On peut regretter également que la projection de plantes et d’animaux disparus ou en voie de disparition provoque finalement un mélange de saturation cognitive et d’éco-anxiété. La présence d’un ensemble vocal à la fin du spectacle agit heureusement comme un soulagement. Une vingtaine de chanteurs et chanteuses rendent, en chœur, un hommage à la Terre sur une musique et un texte du compositeur britannique Paul Clark.
Pari réussi pour cette première représentation de laboratoire théâtral alternatif à Vidy? Au bruit des applaudissements nourris, par les jeunes et les moins jeunes, à la fin du spectacle, il semblerait que l’expérimentation soit un succès. Pour ma part, je sais et je sens au bruit de ma dynamo intérieure qu’il faudra évidemment encore pédaler pour sauver la Terre et proposer à ses habitant.e.x.s d’autres projets artistiques éco-poétiques…
25 septembre 2021
25 septembre 2021
Par Michaël Rolli
Un théâtre en temps d’extinction
Le théâtre de Vidy à Lausanne propose un spectacle sur un texte de l’Américaine Miranda Rose Hall, mis en scène par la Londonienne Katie Mitchell, qui s’est fait connaître avec ses mises en scène féministes de différents opéras, notamment au festival d’Aix. Elle imagine ici un nouveau théâtre possible dans un monde en voie d’extinction, un théâtre qui s’auto-génèrerait. Ingénieux et touchant, le spectacle ne tournera pas avec les mêmes intervenants, mais renaîtra, on l’espère, un peu partout.
Sur scène, des câbles, des vélos, des lutrins, de petits écrans de télévision, des LEDs … Mais si le décor est minimaliste, il reste organisé. Les câbles électriques forment un grand carré au sol, délimitant l’espace de jeu. Au centre, un micro et un lutrin sur lequel est posé le texte. De part et d’autre, deux vélos branchés à des écrans. À l’extérieur de l’espace scénique, quatre chaises et, là-aussi, des lutrins. Tous ces éléments prennent un sens lorsque Safi Martin Yé – qui endosse ce seule-en-scène – fait son apparition. Interprétant la dramaturge d’une pièce dont les comédiennes sont absentes, la jeune femme d’une trentaine d’année remplace le faux spectacle annulé par un monologue sur un sujet qui lui tient à cœur : l’écologie. Loin de se livrer à un discours moralisateur, elle évoque un sentiment commun à tous les êtres humains, à savoir l’impuissance face à la catastrophe écologique.
Katie Mitchell a conceptualisé à la fois la scénographie et le principe de ce processus théâtral innovant. Metteuse en scène qui s’est démarquée dans le monde du théâtre par ses relectures féministes des textes classiques, elle prend en compte, depuis quelques années, son propre impact écologique en tant qu’artiste de la scène dans ses productions. Mitchell refuse de prendre l’avion pour faire ses déplacements – elle fait ainsi le choix surprenant mais ingénieux de mettre ce spectacle en scène en home office, comprenez par zoom, depuis son domicile à Londres – mais elle collabore aussi avec des scientifiques pour certaines de ses créations, afin de questionner le désastre écologique, comme dans Ten billion ou 2071. Avec le texte de Miranda Rose Hall, Katie Mitchell entend construire un spectacle résolument écoresponsable, qui s’inscrit parfaitement dans la mouvance d’un théâtre à la conscience écologique – qui a aussi inspiré des spectacles comme ceux de Bruno Meyssat, qui travaille avec le non-humain, ou plus récemment celui de Maria Da Silva, Notre Cabane (2012), qui utilisait des matériaux de récupération. Ce que Katie Mitchell nomme « théâtre durable » – sustainable theater – est un théâtre où aucun comédien ou aucune personne de l’équipe technique ne devrait générer d’empreinte carbone en se déplaçant d’un lieu de création à des lieux de tournée. Sur scène, il n’y a dès lors que des Lausannois. Plus intéressant encore, c’est un spectacle qui s’auto-génère. Avec les cyclistes – dont on salue la prouesse physique, car ils pédalent plus d’une heure trente – le spectacle produit sa propre énergie électrique qui servira à alimenter son et lumière. La consommation d’énergie produite par les deux bicyclettes ne dépassera jamais les 150 watts, ce qui est bien inférieur à la consommation générale des pièces de théâtre, qui oscille en général entre 10’000 et 30’000 watts.
Bien que ce spectacle ressemble à un seule-en-scène, Mitchell propose de générer une seconde présence, celle d’une communauté. L’initiative de faire intervenir le public avec des imitations de bactéries, d’arbres, ou un partage de souvenirs, reste pourtant timide. On comprend la volonté de former, par les liens créés entre scène et salle, un ensemble de personnes désemparées et démunies, mais après quelques interactions, les spectateurs sont replongés dans le noir et laissés de côté, presque oubliés pour les deux-tiers du spectacle restant. On regrette pour cette raison qu’un chœur final apparaisse sur scène sans explication, nous privant de notre propre rôle dans cette communauté.
Si l’écologie est bien présente dans le dispositif de la pièce, elle l’est aussi dans le discours. La jeune femme présente sur scène (interprétée avec douceur et humanité par Safi Martin Yé) nous appelle à prendre connaissance des différentes extinctions qui ont perturbé notre planète : les périodes glaciaires, les dinosaures… et puis nous. Nous vivons la sixième extinction de masse. Le texte de Miranda Rose Hall s’apparente à une parcelle de vie racontée par un humain. Oublions, ici, les volontés de battre le rappel et observons le point de vue d’un humain désemparé qui subit de plein fouet cette extinction, qui découvre l’histoire de la planète en autodidacte – au prix de quelques omissions ou d’un manque de détails parfois – et qui ne peut amener de solution seule. Ce spectacle devient touchant et émouvant quand on voit l’impuissance de cette jeune femme devant la fin d’une ère. De son ère.
On salue alors le jeu de Safi Martin Yé très juste et sensible, sans fausses notes. On salue aussi la prouesse technique d’un tel spectacle. Une pièce pour les vivant.e.s.x en temps d’extinction remplit son rôle de « théâtre durable », à la fois écologiquement, mais aussi dans nos mémoires.
25 septembre 2021
Par Michaël Rolli
25 septembre 2021
Par Stella Wohlers
Un engrenage catastrophique
Le théâtre de Vidy accueille le spectacle écologiquement neutre de la metteuse en scène britannique Katie Mitchell, créé dans le cadre du projet Sustainable Theatre ?. L’équipe locale du spectacle est dirigée depuis Londres par Zoom afin de minimiser l’empreinte écologique et présente une pièce engagée qui réinvente la manière de produire des spectacles afin d’éviter une catastrophe écologique.
La comédienne Safi Martin Yé est l’unique oratrice du spectacle. Les deux vélos, à ses côtés, sur la scène, fournissent l’énergie nécessaire à la représentation, en alimentant la production de sons et de lumières. Des panneaux électriques affichent également le nombre de watts produits par les dynamos. L’action humaine à l’origine de ce système d’énergie est clairement mise en avant par la présence des cyclistes et des responsables techniques sur la scène. De plus, les vélos laissent entendre le son perpétuel et régulier de leurs roues. L’omniprésence de tout ce dispositif scénique donne corps et cohérence au discours écologique et militant.
Le monologue de Rose Hall remonte le temps depuis la formation de la Terre, de ses continents et des premières espèces vivantes en se basant sur l’ouvrage d’Elisabeth Kolbert, La Sixième extinction. Tandis que la comédienne décrit une à une ces extinctions, le public prend conscience que la sixième est la finalité du discours : une sorte de fatalité se dégage. Elle montre également, par des diapositives projetées, certaines des espèces qui se sont éteintes dans les trente dernières années. La perpétuelle présence de la mort rythme la pièce et tout se dirige vers elle. Les roues des vélos qui tournent en continu illustrent cet engrenage, cette fin catastrophique vers laquelle l’humanité se dirige si elle ne change pas ses habitudes.
La comédienne s’adresse directement au public qui n’est pas seulement récepteur du discours, mais devient également acteur. Il est invité sur scène à représenter des arbres, à mimer des petites bactéries naissantes avec les mains, ou prié de prendre la parole pour raconter un souvenir lié à la nature. Lorsque les spectateurs doivent intervenir, ils sont éclairés et les rôles s’inversent : c’est la comédienne qui écoute et observe. L’intégration des spectateurs au discours mobilisateur permet une prise de conscience importante : il faut adopter un rôle actif pour éviter cette sixième extinction.
Ainsi, c’est en participant tous que ceci sera possible. Le contact avec le public et la présence de toute l’équipe sur la scène, des cyclistes aux responsables son et lumière, illustrent la nécessité d’agir tous ensemble. On aurait aimé toutefois que la collaboration entre êtres humains soit davantage mise en œuvre au sein même du spectacle. Ici, les personnes qui assistent la comédienne sont isolées et statiques. Ce n’est qu’à la fin du spectacle, lorsque les rideaux s’ouvrent sur un chœur d’une quinzaine de personnes, qu’est présenté tout un groupe unifié. Finalement, le mouvement cyclique des vélos symbolise bien la direction vers la sixième extinction que nous prenons tous en tant qu’êtres humains et le spectacle écologique de Katie Mitchell peut se comprendre comme l’une des actions possibles qui pourrait faire dévier la catastrophe de sa trajectoire : une tentative de sortir de l’engrenage catastrophique bientôt irréversible de la destruction de la nature, grâce à la réinvention d’un théâtre non polluant.
25 septembre 2021
Par Stella Wohlers
25 septembre 2021
Par Nathan Maggetti
Une lampe dynamo contre l’extinction de masse
Énergétiquement autosuffisant grâce aux efforts humains produits sur scène, le spectacle mis en scène par Katie Mitchell propose d’amoindrir, en plus de l’empreinte carbone des arts vivants, la tension entre individus et environnement, temps cosmique et temps humain, histoire du monde et histoires de chacun.e.s. Pour que les choses changent : en direction d’un théâtre éco-responsable et vers une harmonisation des dynamiques environnementales et communautaires. En résulte un spectacle aussi drôle qu’anxiogène, aux ambitions tout à la fois intimistes et universalistes.
La lumière, ce sont ces deux personnes, sur les chaises à droite la scène, qui s’en chargent. Le son, celles qui sont assises à gauche. Aux yeux de toutes et tous. Aux yeux de toutes et tous également, deux cyclistes pédalent sur place, fournissant l’énergie nécessaire au spectacle, dont la quantité en Watts s’affiche sur les écrans derrière eux. Plus visibles encore, ces deux-là, du fait des bandes lumineuses scotchées au sol autour de leurs vélos. À leur tressautant éclairage s’ajoute celui qui est dirigé sur la comédienne qu’ils encadrent, Safi Martin Yé. Dans ce décor qui ne change que peu, et dont les variations ne trahissent ni le minimalisme ni la transparence du dispositif scénique, cette dernière campe une dramaturge qui s’improvise conférencière-conteuse pour pallier l’annulation de dernière minute du spectacle prévu. Le thème de cette extrême mise en abyme ? Le même que celui du spectacle prétendument remplacé : la sixième extinction de masse, la nôtre, human made. La conférencière entame le récit de l’histoire de la Terre depuis son origine, l’entrecoupant d’anecdotes personnelles et d’interventions de son audience.. Vulgarisation scientifique et souvenirs d’enfance se mélangent ainsi dans le discours au ton faisant alterner léger et sérieux jusqu’à les amalgamer. Avant que n’entre en scène le motif de l’extinction de masse actuelle, et avec elle le pathos de circonstance ; entre célébration des vies vécues et déploration de celles qui sont sacrifiées, quel requiem pour l’humanité ?
Face aux enjeux climatiques contemporains, cette représentation poursuit un double but. Tout d’abord, elle entend être – et se montre – écoresponsable. L’ambition d’autarcie énergétique du spectacle affichée sur scène en dépasse le seul cadre : c’est depuis Londres, par visioconférence, que Katie Mitchell a organisé la mise en scène du monologue de Miranda Rose Hall. Par ailleurs, voué à se déplacer dans d’autres villes, le spectacle le fera seul avec son script : équipes techniques et actrices locales seront mobilisées sur les divers lieux de représentation. Ces choix s’inscrivent dans la lignée que proposent Jérôme Bel, Katie Mitchell justement, et le théâtre de Vidy, avec leur projet Sustainable Theater ?, qui interroge les possibilités qu’ont les arts vivants de… survivre éthiquement en contexte de crise climatique.
Mais le spectacle ne se cantonne pas à ce seul idéal écologique. Il se veut aussi écologiste, c’est-à-dire agent d’une mutation sur les pensées et comportements. Et cela, en s’attaquant à l’apparente incompatibilité de deux types d’histoires, celle du monde et celles de chacun.e.s ; parce que c’est dans l’inertie des vies particulières que se noie la prise en compte de la crise climatique, parce que trop concentré.e.s sur nos petits destins, on en oublie si souvent celui, grand et dramatique, de l’humanité. Comment, alors, conjuguer le temps cosmique, démesurément abstrait, avec celui, tangible et humain, de nos quotidiens et de nos vies ? La représentation tente de le faire en brisant le plus possible les hiérarchies et nivellements, pour rendre à la nature, dans nos perceptions, son unité et son homogénéité. À cet effet, sans doute, sont brouillées les frontières entre fiction et réalité : la conférencière, personnage fictif, s’adresse à un public bien réel, qui est appelé à prendre part activement à l’expérience. On comprend de la même façon la présence ostensible des régisseur.euse.s et des cyclistes, constants rappels visuels et sonores du temps externe dans lequel s’inscrit le temps interne et individuel. En parfaite cohérence et adéquation avec cette forme, le fond du discours est lui aussi axé sur cette abolition des tensions entre particulier et général. L’enchevêtrement d’une histoire de longue durée et de souvenirs humains se positionne en porte-à-faux avec un discours scientifique sérieux et par trop distant, que les membres du public, préoccupés par leurs tracas et intérêts quotidiens, ne pourraient assimiler ni conscientiser. C’est là que réside la force du théâtre, et plus largement des arts vivants : aptes, comme toute fiction, à proposer une configuration temporelle nouvelle (parce qu’affranchis des contraintes d’un discours non-fictionnel), ils sont les plus à même d’en reproduire le déploiement dans le monde réel, grâce à l’évidente synchronie entre les durées de l’œuvre et de la représentation.
La Pièce pour les vivant.e.x.s en temps d’extinction ne résout pas la tension entre temps cosmique et temps humain ; on ne saurait lui en tenir rigueur. Dans son questionnement finement rythmé persistent encore quelques obstacles à l’immersion spectatorielle, surmontés en idée seulement par la proposition participative, somme toute timide, et l’apparition finale d’un chœur, dont le potentiel fédérateur est sapé par le positionnement malencontreux face (et comme en opposition) au public. Dans le discours, la glorification du vivre ensemble empêche tout matérialisme historique, et par là reconduit peut-être plus qu’elle n’exorcise, dans le contexte d’un capitalisme triomphant, le malaise entre individu et environnement. En effet, comme le terreau socio-économique de l’extinction de masse actuelle n’est pas intégré au propos, ou transversalement seulement, on imagine difficilement les structures actuelles de nos sociétés concorder avec le partage presque insouciant d’expériences communautaires. Un mal pour un bien, sans doute, puisque notre réflexion s’en trouve stimulée. Il n’empêche qu’au son des trompettes de l’apocalypse, on ne sait toujours pas sur quel pied danser.
25 septembre 2021
Par Nathan Maggetti
25 septembre 2021
Par Céline Bignotti
Une tragédie qui brise le quatrième mur
« Que signifie être vivant·e·x·s ensemble, en temps d’extinction » ? C’est la question à laquelle veut répondre le nouveau spectacle de Katie Mitchell qui met en scène un monologue éco-féministe de Miranda Rose Hall. Une pièce sur l’écologie vient juste d’être annulée et c’est à ce moment que la dramaturge, incarnée par Safi Martin Yé, intervient pour expliquer aux spectateurs ce qui s’est passé. Véritable cheffe d’orchestre, accompagnée, en guise de musiciens, par les ingénieurs du son et de la lumière, les cyclistes, le public et le chœur, elle dirige le récit de l’histoire de notre planète comme une symphonie harmonieuse. Ainsi commence un voyage à travers le temps qui brise le quatrième mur et qui se développe de l’origine de la Terre à nos jours, avec pour sujet principal les conséquences de la crise climatique.
Ce spectacle constitue le premier chapitre du projet Sustainable Theatre? conçu par Katie Mitchell, Jérôme Bel et le Théâtre de Vidy. L’artiste britannique inclut l’impact écologique de son spectacle tant au niveau du discours que de la forme, en expérimentant de nouvelles manières de faire face à chacun des facteurs qui entrent en jeu dans un spectacle théâtral (technique, économique, etc.). De manière cohérente avec le but de minimiser l’empreinte carbone, par exemple, le spectacle a été dirigé totalement à distance, depuis Londres.
Au début de la représentation, le minimalisme et la simplicité de la scénographie (un micro, deux vélos) remplissent paradoxalement l’espace et stimulent la curiosité du public (qui sait à quoi serviront ces vélos-là ?). La comédienne feint d’improviser un monologue à la limite entre la réalité et la fiction, à la suite d’un imprévu tragique : la mère de l’une des actrices qui devait jouer ce soir est en train de mourir. La mort, véritable protagoniste de la pièce, entre ainsi d’emblée en scène. On comprend vite aussi la fonction des vélos : en plus d’être accompagnée par des ingénieurs, l’interprète est escortée par deux cyclistes professionnels (et locaux !) qui pédalent durant toute la durée du spectacle en exploitant des dynamos pour produire l’énergie nécessaire au fonctionnement des lumières, du son et du micro de la comédienne. Ce dispositif est le plus innovant du spectacle, il montre aussi l’extrême cohérence entre le projet artistique durable et sa réalisation technique. Le bruit des vélos, en outre, devient la musique de fond de notre voyage dans le temps et contribue aussi à créer, en s’alliant aux autres sons, une atmosphère onirique.
Toutes les conditions sont réunies pour faire passer un message important et urgent : que pourrions-nous faire, ensemble, pour changer les choses ? Mais le message de ce texte « très militant », comme le décrit Safi Martin Yé dans un entretien (Interview #vidygital – Safi Martin Yé, comédienne), n’est pas réellement percutant. La pièce ressemble à une conférence sur l’environnement : après avoir écouté l’histoire de la Terre, la « classe » est ravivée grâce à l’exposition de certaines diapositives d’animaux dont l’espèce est éteinte ou en voie d’extinction. Une chose est claire : nous sommes en train de vivre la sixième extinction massive. Le personnage de la conférencière participe émotionnellement à ce « deuil collectif » avec des souvenirs d’enfance liés à la fois à la disparition des certaines espèces animales comme les chauves-souris brunes, mais également à la mort, par exemple, de son chien. Ce parallélisme entre morts individuelles et extinction massive prête à confusion, il risque de produire une assimilation entre tous les types de morts, alors qu’en réalité la mort des individus est un fait naturel qu’il faut accepter, contrairement à l’extinction de masse à laquelle les actions des êtres humains ont effectivement contribué.
Le texte n’apprend pas grand-chose de nouveau sur la crise climatique, mais l’approche pédagogique utilisée par la comédienne semble servir plutôt à susciter chez les spectateurs une terreur et des remords face à la catastrophe imminente. Pendant le spectacle, le public est invité plusieurs fois à participer activement : manifestement, la pièce cherche à provoquer une prise de conscience générale. Néanmoins, le spectacle ne nous parle pas à nous, êtres humains, mais crée plutôt une séparation manichéenne entre les bons (les créateurs·trices et les collaborateurs·trices de la pièce) et les méchants, les coupables de cette catastrophe : tous les autres, le public y compris. Quel est le but de cette relation de maîtres à élèves ? Pourquoi créer cette barrière (n’y en a-t-il pas déjà assez) ? Est-ce de cette manière que l’on trouvera la force collective ?
À la fin du spectacle on assiste à un climax des sonorités, dans une ambiance épique. Un chœur menaçant qui semble annoncer une tragédie imminente avance sur la scène et se dirige vers les spectateurs. Est-ce pour cela que le terme du titre original, play, a été conservé dans celui de « pièce », alors même que le spectacle ne s’apparente pas à une fiction? Ce n’est pas une « pièce » tout à fait conventionnelle, mais cette œuvre semble avoir un rapport fort avec le genre tragique. Elle se penche sur un passé glorieux de la nature qui a disparu et dans lequel chacun peut se reconnaître et peut partager ses souvenirs : dans le public, quelqu’un a pensé à haute voix à la beauté de la mer des Caraïbes, quelqu’un d’autre s’est souvenu de l’étonnement provoqué par une fleur qui poussait dans le ciment au milieu de la ville. Selon moi, le point de vue général de cette pièce est le même que celui des personnes âgées qui repensent à leur vie passée et devant lesquelles il ne reste que la mort. On sort de la salle sans aucune espérance, avec un sentiment d’impuissance et d’effroi à cause de cette catastrophe irréversible qui est en train de se dérouler sous nos yeux.
25 septembre 2021
Par Céline Bignotti
25 septembre 2021
Par Elisa Andrade
3,2,1 Extinction(s)
Le Théâtre de Vidy accueille la mise en scène de Katie Mitchell, Une pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction, qui, au travers de son dispositif scénique des plus intrigants, invite à se questionner sur un renouvellement des pratiques du théâtre dans un contexte de crise écologique. Une performance qui joue sur les possibilités d’interactions propres au véritable milieu que peut créer la séance théâtrale et qui remet en question les rôles et ressources traditionnelles de cette dernière.
Le spectacle s’inscrit dans le cadre du projet Sustainable Theatre ? codirigé par Katie Mitchell, Jerôme Bel et le Théâtre de Vidy. L’idée est d’aborder la thématique écologique en amenant sur scène les grandes problématiques de la crise climatique pour les interroger avec le public. La performance a notamment pour but d’être neutre en émission carbone : les comédiens sont de la région, les costumes recyclés et ce n’est que le script qui voyage. En ce qui concerne la dépense énergétique nécessaire à la performance, deux vélos reliés à un système électronique sont disposés de part et d’autre de la scène et, durant toute la représentation, deux cyclistes pédalent, afin de produire l’électricité nécessaire. L’autosuffisance énergétique amène à envisager un théâtre sans empreinte, questionnement qui reste en toile de fond durant toute la représentation. Cette dernière est en effet traversée par le bruit des chaînes de vélos qui rappelle constamment au public le dispositif particulier et qui ne manque pas de provoquer une légère tension : les cyclistes vont-ils tenir leur course pour produire suffisamment d’électricité ?
Encadrée d’une petite équipe discrète de technicien.ne.s du son, de la lumière et de l’image, Safi Martin Yé vient se positionner seule au centre de la scène et commence son monologue. Elle prend tour à tour le rôle de dramaturge, comédienne ou metteuse en scène en dirigeant les dispositifs techniques qui rythment son discours. Se crée ainsi un flou des fonctions endossées. Le public ne sait pas immédiatement si la comédienne interprète son propre rôle ou celui d’un autre personnage. D’emblée elle prend de court le public en annonçant que la pièce que nous venons voir ne sera pas représentée, car la mère de l’une des membres de l’équipe est en train de décéder à la suite d’un accident. Le public peut interpréter cela comme un parallèle avec le théâtre traditionnel qui ne peut plus avoir lieu en contexte de crise écologique.
La jeune femme évoque la catastrophe climatique et, prenant la disparition des chauves-souris brunes comme fil rouge de son discours, retrace l’histoire des grandes extinctions terrestres. Par le recours à des effets sonores poignants, un jeu de lumière minimal et des diapositives montrant des espèces d’animaux en voie de disparition, le public est visuellement et auditivement plongé dans une atmosphère intense. Le discours se fait sur le mode de la conférence, mais reste relativement scolaire. Il est entrecoupé d’anecdotes personnelles du personnage qui nous fait face et nous amène ainsi à nous questionner sur notre manière personnelle d’aborder la catastrophe climatique dans notre quotidien. L’élocution de l’interprète est parfois hésitante et donne l’impression que la pièce se crée au fur et à mesure de son déroulement. Serait-ce ici aussi un appel à réinventer une autre forme du théâtre ?
Le public participe également à cette remise en question des dispositifs traditionnels du théâtre, dans la mesure où il est invité à plusieurs reprises à interagir et participer, ayant ainsi une mince incidence sur le déroulement global de la performance. Celle-ci prend alors un aspect expérimental, car elle diffère selon l’implication du public à chaque représentation. Cet aspect peut également faire écho à un questionnement fondamental de l’écologie, à savoir une remise en question de notre individualisme, et amène une forme de communautarisme participatif comme manière de repenser les formes d’un théâtre durable. Cette tentative de création d’une collectivité reste toutefois relativement ornementale. La participation du public demanderait à être davantage exploitée pour donner un tournant plus expérimental au spectacle et amener un réel retournement des valeurs traditionnelles du théâtre. En effet, l’implication du public reste limitée.
La fin s’emballe et monte dans l’émotion. Arrivée au climax de la sixième extinction de masse que nous vivons actuellement, l’interprète accélère le rythme et mélange davantage d’anecdotes personnelles à des récits scientifiques, performant ainsi une crise d’éco-anxiété qui se fait ressentir dans la salle. La représentation se termine sur l’apparition d’un chœur qui s’avance lentement du fond de la scène en direction du public. La force émotionnelle du chœur ne manque pas de rappeler à une tradition théâtrale tragique et ajoute une touche de spectaculaire, même si les paroles du chant sont quelque peu superficielles par rapport à l’effet esthétique et sensationnel recherché. Le chœur se constitue cependant en tant qu’important élément qui produit un fort sentiment chez le public, faisant directement écho au chaos climatique qui avance sur nous. C’est dans ce climax émotionnel que se termine la représentation, laissant un sentiment particulier qui pourrait s’apparenter à une forme de morale écologique.
25 septembre 2021
Par Elisa Andrade
25 septembre 2021
Par Brian Aubert
Pour un théâtre à deux vélos
À l’aube de la fin du monde, pour prétendre sauver la planète, il faut parler du réchauffement climatique, mais aussi créer des propositions artistiques pour un théâtre durable. Allier le discours à la création est l’objectif qu’annonce Une pièce pour les vivant.e.x.s en temps d’extinction. Le spectacle tente, dans cette perspective, de sensibiliser le public à la crise climatique à travers la mise en scène d’un monologue éco-féministe.
Le principe du spectacle de la metteuse en scène britannique Katie Mitchell est simple : créer une forme de théâtre neutre en émission de carbone. Le matériel utilisé pour la scénographie provient d’institutions romandes, tout comme la comédienne et les régisseurs, ainsi que les costumes, sortis tout droit du local du Théâtre de Vidy. Sur scène, deux cyclistes pédalent afin de fournir l’énergie consommée par le spectacle pour le son (le micro et la musique) et la lumière, déclenchés par les quatre régisseurs présents sur la scène. C’est dans ce dispositif tout à fait singulier que la comédienne Safi Martin Yé déclame le monologue éco-féministe de la dramaturge américaine Miranda Rose Hall. Voilà le pari de la metteuse en scène, qui – pour réduire son empreinte carbone – a élaboré le projet avec l’équipe de Vidy via la plateforme Zoom (reste-t-elle une bonne proposition écologique ?).
Le public est face à la comédienne, qui se trouve debout au milieu de la scène, incarnant un personnage qui joue aisément avec les modes opératoires de l’improvisation, du stand-up et de la conférence, en passant d’un ton léger, amusant, à un ton plus grave et sérieux. Tout au long du spectacle, le personnage incarné par Safi Martin Yé réussit à nous embarquer dans l’histoire de la création de la Terre, du Big Bang jusqu’à nos jours. Un jeu sensible et poignant doté d’une prétention didactique et accompagné d’invitations directes pour impliquer les spectateurs, mis en lumière dans la salle de temps à autres grâce aux 100 Watts produits par les cyclistes. Où se situe le spectateur par rapport au discours de la pièce ? Il est le « vivant.e.x.s en temps d’extinction ». Cela devrait lui faire peur, car il est, comme le dit le personnage, le bourreau et la victime de la sixième extinction de masse. Suffit-il de le dire pour nous faire agir, nous faire participer à la lutte contre le changement climatique ?
La force de la proposition artistique ne se trouve pas entièrement dans le jeu ni dans le discours, mais davantage dans le medium créé. Cela fait une heure que le personnage parle ou montre des diapositives d’animaux en voie d’extinction accompagnées de sonorités atmosphériques hypnotiques. Mais cela fait aussi une heure que les cyclistes pédalent et que le bruit des roues s’installe comme bruit de fond. Et cela fait une heure également que la comédienne s’exprime pour donner vie au monologue, grâce à l’énergie fournie par les deux cyclistes. Sans eux, il n’y a pas de spectacle. Tandis que le public, lui, est la plupart du temps, dans le noir, non pas créateur mais récepteur, comme si sa participation ponctuelle était davantage sollicitée plus pour le maintenir éveillé que pour éveiller véritablement sa conscience écologique. De fait, face à un public lausannois sensible à la crise écologique, le texte de Miranda Rose Hall n’apporte pas forcément de nouveaux éléments de réflexion.
Mais il y a bien une urgence qui se fait sentir dans la création d’une machinerie cyclique qui investit l’espace de manière si gracieuse. Les véritables innovateurs, dans cette lutte universelle pour sauver la planète, ce sont les scientifiques et l’équipe technique qui ont mis au point un dispositif scénique unique avec laquelle the show can go on, même en temps de blackout planétaire. Si le but de ce spectacle était de nous pousser à agir, alors il nous inviterait à investir dans ces deux vélos de l’avenir. Ce spectacle, qui partira en tournée dans plusieurs pays avec à chaque fois une équipe locale différente, nous montre qu’il y aura vie, et théâtre, tant que les êtres vivant.e.x.s entendront l’écho des roues qui tournent.
25 septembre 2021
Par Brian Aubert
25 septembre 2021
Par Hugo Merzeau
La conférence écologique : une conférence intime
Zéro-omission : le projet mêle ambition et simplicité dès sa formulation. La simplicité d’un dispositif scénique minimaliste pour tenter de répondre à la crise climatique et l’ambition d’une conférence sans tabou sur un sujet au centre de nombreux débats actuellement. Le spectacle explore les enjeux écologiques dans nos sociétés occidentales à l’aide d’une double narration, intime et scientifique. Un spectacle didactique qui propose une écologie scolaire.
Traiter de l’écologie au théâtre pose de nombreuses questions, notamment celle de la forme à adopter pour être pertinent et celle de la force propre au théâtre dans ce type de débat. Katie Mitchell connaît ces questions car ce n’est pas son premier spectacle qui aborde ce sujet mais elle a adopté ici une méthode novatrice dans la conception même de la pièce. Rien ne doit se déplacer. L’écosystème de la pièce doit limiter au maximum son coût énergétique et donc son impact environnemental. Pour ce faire, elle ne se déplace pas pour diriger mais procède par Zoom, les costumes sont des réutilisations de ce qui se trouve dans les théâtres, et l’énergie sur scène est produite par deux cyclistes. Safi Martin Yé incarne une dramaturge décontenancée par la tournure des événements qui surviennent tant dans sa vie personnelle que dans sa perception de l’évolution future de l’environnement. Elle prend place au centre d’un dispositif minimaliste : un micro à pied, le sien, trône au centre de la scène, entouré de deux vélos eux-mêmes surmontés d’un compteur de watts et, derrière chaque vélo, deux chaises. Le tableau est dressé. Afin de faire face à ce défi immense de raconter différemment l’état actuel du débat écologique, une sélection de micro-récits de son histoire individuelle vient s’intercaler pendant l’exposé de l’histoire de la vie sur Terre. Tandis que la tension augmente au fil des disparitions de masse évoquées par la conférencière, dans une ambiance sonore de fin du monde, le terreau émotionnel continue de s’enrichir de ses souvenirs d’enfance et d’autres expériences passées. A l’alternance entre ces deux régimes narratifs, s’ajoute, à petite dose, la participation du public orchestrée par la conférencière soutenue par Diane, une techniscéniste présente sur scène, et sa lampe. Puis l’expérience change de direction, la dialectique pédagogique fait place à un alarmisme plus pressant, les chauves-souris brunes remplacent les dinosaures en peluches, le discours historique cède face à un futur apocalyptique, bref la sixième extinction de masse a débuté. Il n’est plus question de la stratification terrestre mais bien de la disparition concrète et en continuelle accélération de la biodiversité qui compose notre monde. La prestation s’achève dans une ambiance de fin du monde dont l’alarmisme n’a d’égal que le pathos dans lequel le chœur, surgi du fond de la scène, plonge la salle tout entière, aux échos des remerciements adressés à l’ensemble du règne vivant.
Le théâtre, comme lieu d’interaction sociale, possède une spécificité dans le traitement de ces débats contemporains : sa faculté à provoquer des émotions par effet de réciprocité entre salle et scène par la proximité qu’induit le lieu. D’autant plus que cette pièce intègre dans son principe l’inclusion des spectateurs par des moments d’interactions et par une distance volontairement affaiblie au début du spectacle. Néanmoins, quelques éléments viennent perturber cette construction d’une empathie forte entre les spectateurs et les récits de vie désemparés de la conférencière. La surcharge d’éléments narratifs et discursifs affaiblit, par effet de proximité, l’aspect scientifique de la conférence, juxtaposée à des expériences intimes pas toujours probantes. La scène qui évoque, par exemple, la rencontre de la conférencière avec une guérisseuse shaman fait surgir des clichés liés à ce type d’expérience. Cette thématique possède un intérêt narratif et théâtral indéniable, il est donc d’autant plus regrettable qu’elle amène ici un effet de discordance, de même, plus généralement, que l’accumulation de micro-récits qui impliquent un grand nombre de registres différents – que l’actrice assume par ailleurs avec brio. La gestion des émotions des spectateurs nécessite peut-être de travailler différemment leur inclusion au service d’une pièce écoresponsable dans sa teneur énergétique ou dans son impact environnemental, car la frontière entre le sentiment de décalage et l’immersion empathique des membres du public est aussi fine qu’une feuille de cigarette
25 septembre 2021
Par Hugo Merzeau
25 septembre 2021
Par Maëlle Aeby
Point de rupture
Zéro-omission : le projet mêle ambition et simplicité dès sa formulation. La simplicité d’un dispositif scénique minimaliste pour tenter de répondre à la crise climatique et l’ambition d’une conférence sans tabou sur un sujet au centre de nombreux débats actuellement. Le spectacle explore les enjeux écologiques dans nos sociétés occidentales à l’aide d’une double narration, intime et scientifique. Un spectacle didactique qui propose une écologie scolaire.
Traiter de l’écologie au théâtre pose de nombreuses questions, notamment celle de la forme à adopter pour être pertinent et celle de la force propre au théâtre dans ce type de débat. Katie Mitchell connaît ces questions car ce n’est pas son premier spectacle qui aborde ce sujet mais elle a adopté ici une méthode novatrice dans la conception même de la pièce. Rien ne doit se déplacer. L’écosystème de la pièce doit limiter au maximum son coût énergétique et donc son impact environnemental. Pour ce faire, elle ne se déplace pas pour diriger mais procède par Zoom, les costumes sont des réutilisations de ce qui se trouve dans les théâtres, et l’énergie sur scène est produite par deux cyclistes. Safi Martin Yé incarne une dramaturge décontenancée par la tournure des événements qui surviennent tant dans sa vie personnelle que dans sa perception de l’évolution future de l’environnement. Elle prend place au centre d’un dispositif minimaliste : un micro à pied, le sien, trône au centre de la scène, entouré de deux vélos eux-mêmes surmontés d’un compteur de watts et, derrière chaque vélo, deux chaises. Le tableau est dressé. Afin de faire face à ce défi immense de raconter différemment l’état actuel du débat écologique, une sélection de micro-récits de son histoire individuelle vient s’intercaler pendant l’exposé de l’histoire de la vie sur Terre. Tandis que la tension augmente au fil des disparitions de masse évoquées par la conférencière, dans une ambiance sonore de fin du monde, le terreau émotionnel continue de s’enrichir de ses souvenirs d’enfance et d’autres expériences passées. A l’alternance entre ces deux régimes narratifs, s’ajoute, à petite dose, la participation du public orchestrée par la conférencière soutenue par Diane, une techniscéniste présente sur scène, et sa lampe. Puis l’expérience change de direction, la dialectique pédagogique fait place à un alarmisme plus pressant, les chauves-souris brunes remplacent les dinosaures en peluches, le discours historique cède face à un futur apocalyptique, bref la sixième extinction de masse a débuté. Il n’est plus question de la stratification terrestre mais bien de la disparition concrète et en continuelle accélération de la biodiversité qui compose notre monde. La prestation s’achève dans une ambiance de fin du monde dont l’alarmisme n’a d’égal que le pathos dans lequel le chœur, surgi du fond de la scène, plonge la salle tout entière, aux échos des remerciements adressés à l’ensemble du règne vivant.
Le théâtre, comme lieu d’interaction sociale, possède une spécificité dans le traitement de ces débats contemporains : sa faculté à provoquer des émotions par effet de réciprocité entre salle et scène par la proximité qu’induit le lieu. D’autant plus que cette pièce intègre dans son principe l’inclusion des spectateurs par des moments d’interactions et par une distance volontairement affaiblie au début du spectacle. Néanmoins, quelques éléments viennent perturber cette construction d’une empathie forte entre les spectateurs et les récits de vie désemparés de la conférencière. La surcharge d’éléments narratifs et discursifs affaiblit, par effet de proximité, l’aspect scientifique de la conférence, juxtaposée à des expériences intimes pas toujours probantes. La scène qui évoque, par exemple, la rencontre de la conférencière avec une guérisseuse shaman fait surgir des clichés liés à ce type d’expérience. Cette thématique possède un intérêt narratif et théâtral indéniable, il est donc d’autant plus regrettable qu’elle amène ici un effet de discordance, de même, plus généralement, que l’accumulation de micro-récits qui impliquent un grand nombre de registres différents – que l’actrice assume par ailleurs avec brio. La gestion des émotions des spectateurs nécessite peut-être de travailler différemment leur inclusion au service d’une pièce écoresponsable dans sa teneur énergétique ou dans son impact environnemental, car la frontière entre le sentiment de décalage et l’immersion empathique des membres du public est aussi fine qu’une feuille de cigarette
25 septembre 2021
Par Maëlle Aeby