Les chauves-souris s’en arrachent les cheveux

Par Sarah Neu

Une critique sur le spectacle :

Pièce pour les vivant·e·x·s en temps d’extinction / Texte de Miranda Rose Hall / Mise en scène par Katie Mitchell / Théâtre de Vidy – Lausanne / du 25 septembre au 3 octobre 2021 / Plus d’infos.

© Claudia Ndebel

Comment le théâtre peut-il se responsabiliser et se positionner face aux enjeux environnementaux actuels ? C’est en partant de l’intention de repenser les dispositifs de création et de production des représentations contemporaines, que ce spectacle a été conçu. Derrière le projet se trouve la metteuse en scène éco-féministe Katie Mitchell, accompagnée d’une équipe du théâtre de Vidy, impliquée pour un « sustainable theatre » : une démarche expérimentale et réflexive qui veut interroger nos pratiques afin d’imaginer un théâtre qui soit plus durable sous toutes ses coutures. L’objectif : une création zéro carbone, dont seul le script part en tournée, reproduite chaque fois par une équipe intégralement locale.

Le dispositif selon lequel l’espace scénique est agencé autour du seule-en-scène de Safé Martin Yé tient une part centrale dans la démarche idéologique et artistique qui motive ce spectacle, à savoir : maintenir une empreinte carbone neutre. Pour ce faire, le spectacle s’auto-alimente en énergie grâce à la performance de deux cyclistes qui pédalent sans relâche de chaque côté du plateau pendant toute la durée de la représentation. La quantité d’énergie nécessaire pour garantir les effets de son et lumière est indiquée au fur et à mesure sur des écrans situés au-dessus des deux sportifs. Celle-ci ne dépasse pas un plafond établi à 150 watts, chiffre extrêmement bas par rapport au coût moyen d’une performance scénique dans une salle équipée. Pour répondre à une demande si peu coûteuse, l’équipe technique a mis au point un système artisanal, manuel et minimaliste, permettant de maintenir ce plafond. Ainsi, la scène est maintenue dans l’obscurité, à l’exception de l’éclairage de la comédienne et des deux cyclistes dont une guirlande de leds borde au sol l’espace d’action. L’équipe technique est quant à elle divisée en deux équipes rangées sur les deux extrémités latérales du plateau. La comédienne s’adresse à eux de façon transparente, sur sa gauche pour le son et sur sa droite pour la lumière, par des gestes de bras précis ou par la parole, pour obtenir les effets souhaités.  

Dans ce décor très minimaliste, tout semble bricolé, jusqu’à la performance même du personnage, celui d’une dramaturge improvisant un seule-en-scène en raison de l’absence des deux autres comédiennes censées l’accompagner, mais qui doivent veiller une mère à l’hôpital. Le monologue est traduit de l’anglais d’un texte de l’autrice et dramaturge engagée Miranda Rose Hall.  Le discours raconte l’histoire d’une jeune femme qui partage avec le public ses sentiments et interrogations : comment être un ou une vivant.e en temps d’extinction ? Le personnage imbrique pêle-mêle une vulgarisation de ses recherches personnelles sur l’histoire de la terre et de ses cinq périodes d’extinction de masse, à des récits intimes liées à son expérience en tant que vivante. L’élément déclencheur : les petites chauves-souris brunes, au petit nez brun qui sous l’effet d’un champignon devient blanc, et avec elles, la prise de conscience de la sixième extinction de masse, celle qui nous concerne toutes et tous aujourd’hui.. La mise en scène de Katie Mitchell propose, à partir de là, une comédienne au ton chancelant et abattu, évoquant d’entrée une situation anxiogène et non maîtrisée, que l’on peut apparenter à de « l’éco-anxiété » partagée par beaucoup aujourd’hui. L’heure est grave, on le sent, mais où est-ce que se situe notre personnage face à cette crise ? Elle essaie de créer du lien, nous invite presque timidement à participer, proposant de gesticuler comme des bactéries, d’incarner les premiers arbres terrestres et de partager une anecdote touchante. Autant de tentatives d’interactions qui montrent peut-être la voie : repenser nos rapports aux autres, nos rapports à nos milieux de vie. Le spectacle se clôt par l’apparition d’un chœur avançant depuis le fond de la scène. L’intensité émanant du groupe de choristes bel et bien vivant.e.s, sans doute destiné à sublimer la densité tragique, provoque dans ce contexte angoissant un rire nerveux.  

C’est un dispositif dramaturgique cohérent qui est proposé dans une ambiance de fin du monde ; mêlant enjeux globaux et individuels, récit collectif et récit personnel. Seulement, après avoir été pris par la main dès le début par l’attention très pédagogique de l’interprète, c’est presque sans réponse que l’on se trouve livrés à nous-mêmes quand le monologue s’achève. Si les causes et les dégâts du réchauffement climatique sont connus, les propositions et réactions des sociétés face à la situation le sont moins. Ainsi, c’est peut-être plus de radicalité, de lisibilité et d’idéaux que l’on aurait attendu de Katie Mitchell, qui travaille depuis longtemps autour de la question féministe et écologique. Peut-être aussi aurait-on aimé que le format de la « conférence » exploite davantage les potentialités de la forme dramatique, comme le fait par exemple Frédéric Ferrer avec son « Atlas de l’anthropocène », entre conférence et performance, où il met en scène le résultat de ses recherches avec un recul et un humour assumés. Cela reste cependant une prouesse pleine d’avenir d’avoir su apporter des solutions techniques neutres en carbone, envisageables et reproductibles dans de nombreux pays. On ose croire, dès lors, que le théâtre peut réellement être un lieu qui participe à montrer la voie.