Entre chien et loup

Entre chien et loup

D’après le film Dogville de Lars von Trier / Mise en scène par Christiane Jatahy / Comédie de Genève / du 1er au 13 octobre 2021 / Critiques par Valentine Bovey et Sarah Neu .


1 octobre 2021

C’est arrivé près de chez nous

© Magali Dougados

Comment accepter l’autre ? Qu’est-ce qui résiste lorsque que quelqu’un, qu’on ne connaît pas, débarque dans une communauté déjà établie ? La metteuse en scène Christiane Jatahy propose dans Entre chien et loup une expérience à la fois scénique et filmique qui se bat (et débat) avec le film Dogville (2003), de Lars von Trier. Cette fois, cela se passe près d’ici, en Suisse. La nouvelle arrivée est brésilienne, et fuit son pays pour des raisons politiques. Cela se passe surtout devant nos yeux, sur la scène, avec un film qui se construit dans toute son insoutenable violence. Le défi est de taille : est-ce que les personnages de l’histoire réussiront à échapper à la fin que nous connaissons déjà ?

Le film Dogville de Lars von Trier empruntait déjà au théâtre ses décors : dessinées à même le sol, des lignes blanches délimitaient les maisons d’une petite communauté. Tout se voyait, tout se savait, et les spectateur·rice·s assistaient à tout ce qui se passait dans l’intimité des ménages. De plus, toute la musique devait être interne au film, selon les exigences du Dogme 95. La dramaturgie d’Entre chien et loup reprend cette donnée initiale et propose une sorte de jeu, pervers certes, auquel les spectateur·rice·s sont invité·e·s à participer par leur observation silencieuse. Tom (joué par l’excellent Matthieu Sampeur, qui incarne à merveille la nervosité idéaliste du personnage) s’adresse au public en lui expliquant qu’il a décidé, pour la communauté formée par les acteur·rice·s et spectateur·rice·s ici présent·e·s, de proposer une expérimentation autour de l’acceptation de l’autre. Pour cela, il a trouvé le cobaye idéal : Graça, jeune réfugiée brésilienne, qui fuit son pays et a besoin d’un endroit où vivre. Il propose aux neuf membres de sa communauté de l’accueillir. Christiane Jatahy développe ici son langage hybride favori de cinéma au théâtre : cette expérience d’accueil sera filmée et montée en direct, sur scène, avec pour unique musique celle d’un piano auquel les personnages s’assiéront tour à tour. La fable reprend le scénario du film de von Trier, mais l’enjeu est à la fois réflexif et profondément éthique : comment, en ayant Dogville en tête, se filmer et ne pas répéter la même histoire ? Autrement dit, comment changer quelque chose dont on connaît déjà l’issue tragique ? Cet enjeu est rendu encore plus visible par la présence d’un autre film, lui aussi projeté pour le public et antérieur à celui qui sera tourné le soir même, qui orchestre des rappels visuels à Dogville.

Ce dispositif propose ainsi une course contre l’histoire au déroulement connu qui nous est ponctuellement rappelée par des scènes incontournables du film de von Trier, rejoué ici par les comédien·ne·s présent·e·s sur scène et par des absents (l’enfant de Charles et Véra, ou la voiture de Ben, par exemple, n’ont qu’une présence filmique). Ceci met au centre des enjeux théâtraux l’expérimentation. En effet, la comédienne Julia Bernat, qui joue Graça, arrive du public, et monte sur scène, afin d’être le noyau de cette tentative de réécriture. Elle place très littéralement son corps aux yeux de tou·te·s et met à disposition sa présence afin de résoudre la question philosophique de l’acceptation – ou de la tolérance, pour utiliser un vocabulaire libéral. C’est une expérience philosophique, dirigée par le personnage de Tom, qui est réactualisé en réalisateur tyrannique, appliqué à recréer les conditions exactes de l’expérience pour que son déroulement soit le plus juste possible. La présence d’une caméra embarquée sur scène permet de mettre en lumière les rouages très précis des mécaniques de domination qui se mettent en place : elle intervient pour révéler ce qui ne peut être montré sur scène, comme des lieux cachés du public, des personnages absents, et des gros plans sur des réactions émotionnelles. Elle montre que Graça est accueillie à l’unanimité, certes, mais qu’au bout de quelque temps, un système impitoyable de dettes, de punition et de représailles s’organise, suivant presque exactement le scénario du film de von Trier. « Ce n’est pas personnel » semblent répéter, explicitement ou non, tous les personnages. En comparaison avec le visionnage d’un film, la violence au théâtre prend rapidement un caractère insoutenable, car beaucoup plus tangible à cause de sa co-présence physique au corps des spectateur·rice·s : en réaction à ce malaise, des rires jaunes secouent le public suisse, qui peut difficilement ne pas se reconnaître dans l’infantilisation, le mépris et la fausse bienveillance que les membres de la communauté affichent à l’égard de Graça. L’ensemble des personnes présentes dans salle est consciente que l’enjeu est de changer l’histoire, et par là se changer, mais les rappels ponctuels de Dogville soulignent la difficulté à s’extraire d’une répétition certes terrifiante, mais connue, à laquelle les acteur·rice·s peuvent difficilement réchapper. Cette lecture de l’annihilation de l’autre comme d’une partition plutôt confortable à jouer par les êtres humains est une des grandes forces de cette mise en scène.

Graça propose une analyse de cette situation : c’est l’instauration, lente et silencieuse, du fascisme, qui gangrène la petite communauté. « Ce que j’ai vécu là-bas rappelle ce que j’ai vécu ici », dénonce-t-elle. Cette voix portugaise peut être interprétée comme la porte-parole de la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy, qui parle de la situation politique au Brésil actuellement. L’absence d’un moment de bascule visible et la mise en scène d’oppressions d’abord anodines aboutissant à une violence extrême rappelle la dernière création de Milo Rau, Familie, bien que cette dernière se basait sur un fait divers réel et non une fiction : on y suivait avec avidité le déroulement d’une soirée apparemment banale dans une famille apparemment normale de la classe moyenne… dont tous les membres finissaient par se suicider. La scène est, dans ces deux projets, un laboratoire de dissection des comportements humains, et permet aux spectateur·rice·s d’éprouver physiquement l’angoisse d’une telle violence. Toutefois, Christiane Jatahy nous propose une porte de sortie : les personnages, conscient·e·s du fait qu’ils et elles jouent, peuvent décider brutalement d’arrêter le jeu, et manifestent ainsi une forme de résistance à l’organisation sociale qui s’est établie insidieusement. Le public en ressort éprouvé, et empli d’une compassion qui lui fait souffler spontanément « non »lorsque Graça demande : « est-ce que ça vous dérange si je parle en portugais ? » C’est le début d’une nouvelle histoire.

1 octobre 2021


1 octobre 2021

Par Sarah Neu

Le péché origine-elle

© Magali Dougados

Une claque amère et stupéfiante pour un public suisse convaincu de savoir faire preuve d’altruisme et d’acceptation. La pièce Entre chien et loup de la metteuse en scène brésilienne Christiane Jatahy nous confronte de plein fouet à l’égoïsme fatal découlant de n’importe quel privilège. La fiction part de la même situation que le film Dogville, de Lars von Trier : une femme traquée prenant refuge dans une communauté qui lui est étrangère. L’enjeu ici sera de ne pas reproduire son tragique scénario. On suit ainsi l’histoire d’une brésilienne exilée  – dont toute ressemblance avec un contexte politique existant ou ayant existé est purement fortuite – qui démontre que personne n’est à l’abri des mécanismes d’exclusion.

C’est dans un univers domestique riche d’objets familiers et de couleurs que se tiennent sur scène neuf comédiens et comédiennes au moment où le public prend place dans la salle. Sur les planches se dessinent, sans paroi, les pièces distinctes d’un même lieu, à l’image du plateau de Dogville (2003). La metteuse en scène propose une performance à la jonction du théâtre et du cinéma. Une caméra se passe de mains en mains parmi les personnages pendant toute la durée de la représentation. Les extraits filmés en live sont mêlés rigoureusement à des plans tournés en amont dans ce même décor, le montage immédiat est projeté sur un large écran exposé en fond de scène. La technique permet de juxtaposer les types de discours et de souligner la diversité des points de vue. Ainsi, le jeu strictement théâtral se trouve étoffé d’éléments tels que des portraits rapprochés, d’une multiplication des perspectives et de matériaux ajoutés. L’assemblage maîtrisé des plans immédiats et rediffusés enrichit sensiblement l’expérience spectatrice. Ce jeu permet la superposition d’éléments fixes et imprévisibles, interrogeant la marge de manœuvre qu’ont les personnages d’une histoire qui se joue sur des bases imposées. Ce paradigme spécifique présente une analogie non fortuite avec la dimension de prédestination de la vie de quelqu’un qui serait né sous un régime fasciste.

Après une brève séquence au cours de laquelle chacun des personnages s’adresse au public, qui n’est pas plongé dans l’obscurité, Tom, le bellâtre incarné par Matthieu Sampeur, prend les devants avec une assurance bien masculine (que ses compères lui reprochent), afin d’expliquer la raison de leur présence. Il s’agit de mener une expérience sociale, voire philosophique, sur la notion d’acceptation. L’intention est simple : prouver que leur groupe « bienveillant et ouvert à l’autre » est capable d’accepter un ou une parfait.e étranger.e sans que la situation ne dégénère, contrairement à la tragédie qui se déroule dans Dogville. Ainsi, Julia Bernat, épatante dans la peau de Graça, une jeune brésilienne fuyant son pays et sa milice virulente, est invitée à rejoindre, depuis la salle, sa nouvelle communauté sur la scène.

Une agitation bon enfant, mais non moins méfiante, se développe autour de la nouvelle venue. On fait le tour de la maison : un canapé en vieux cuir, la chambre d’un enfant – ce dernier étant invisible à nos yeux – un piano ouvert, une boutique de bric-à-brac, et surtout beaucoup, beaucoup de cageots de pommes rouges. Graça se montre on ne peut plus reconnaissante, elle est souriante, disposée à rendre service, déterminée à se faire adopter par le groupe. Le climat est léger, l’humour adroit, diverses occupations ont cours dans tous les sens… Les conversations sont cependant déjà teintées d’une violence naissante, au travers de petites remarques suspicieuses ou de sous-entendus à l’égard de l’inconnue. C’est autour d’une tarte au fruit défendu, partagée autour d’une longue tablée évoquant la cène, que s’opère le premier tournant qui conduira la protagoniste dans une chute amère et irrémédiable. Les gens du groupe déblatèrent à son sujet, sans tenir compte de sa présence, après être tombés sur un article frauduleux l’accusant de crime dans son pays. Dès lors que premières croyances et accusations apparaissent, ses gestes les plus ordinaires deviennent maladroits et impertinents aux yeux de la bande, qui projette ses propres inquiétudes sur sa condition. La violence devient crue au milieu des décors mouvants, construits et déconstruits par les personnages à mesure que la salle s’obscurcit et que l’intrigue s’enlise dans un abîme toujours plus effroyable jusqu’au point culminant de deux écœurantes scènes de viol.

« Nous allons filmer et essayer de ne pas répéter la même histoire, ni la nôtre ni celle du film qui nous inspire » a affirmé le personnage de Tom en introduction. Dès lors, toute la complexité du dispositif scénique soulève la question de la capacité du théâtre à déployer de nouvelles fins, à ne pas jouer et rejouer les mêmes scénarios à partir d’éléments narratifs imposés et connus. Il s’agit du défi des habitants et habitantes : ne pas reproduire une situation d’exclusion violente telle que celles qu’ils ont eu pour modèle dans le synopsis de Dogville, mais aussi et surtout par les affres de l’Histoire. À partir de là, il revient à Christiane Jatahy, qui tient les ficelles des possibles, de nous laisser tirer les leçons de cette bouleversante expérience. Un spectacle remuant qui soulève des enjeux importants et donne des pistes, à voir le cœur bien accroché.

1 octobre 2021

Par Sarah Neu


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