Une danse thérapeutique ?

Par Frédérique Sautin

Une critique sur le spectacle :
Danse « Delhi » / Texte d’Ivan Viripaev / Mise en scène par Cédric Dorier (Les Célébrants) / Initialement programmé à La Grange de Dorigny en avril 2021 / Captation vidéo du 28 octobre 2020 au Théâtre Oriental-Vevey / Plus d’infos

© Alan Humerose

Cédric Dorier (Cie Les Célébrants) met en scène Danse « Delhi », une pièce en sept courtes pièces du dramaturge russe Ivan Viripaev, dont l’action se situe dans la salle d’attente d’un hôpital. Dans ce spectacle, à mi-chemin entre mélodrame philosophique et comédie satirique, six personnages se rencontrent, se retrouvent, s’affrontent, se confrontent à la mort et célèbrent l’art, l’amour et la vie.

« La critique n’avait pas les mots pour écrire une critique car la danse était un miracle. » (Danse « Delhi », pièce 5). Essayons cependant : le titre Danse « Delhi » se réfère à la danse chorégraphiée par Katia à la suite du choc qu’elle a éprouvé face à la misère humaine sur un marché de Delhi. Katia est une grande danseuse dont l’amant, Andreï, est marié à Olga. Katia a une mère, Alina Pavolvna, et une admiratrice, critique de danse, Léra. Comme l’action se passe à l’hôpital, la maîtresse des lieux est une infirmière, sans prénom et sans lien, autre que professionnel, avec les autres personnages.

Le motif majeur de la pièce est l’effet de sidération progressif créé par la Danse « Delhi » sur les six personnages. Katia l’a interprétée, trois ont assisté à sa représentation : la mère, qui ne l’a pas appréciée, l’amant qui a été subjugué, et la critique, qui y a découvert l’essence même de l’art. Ces quatre personnages vont mourir. Quant à l’infirmière, elle apprend plus tard (pièce 4) l’existence de cette danse par le récit qu’en font les autres personnages, récit qu’elle transmet elle-même à Olga, la dernière initiée (pièce 7). Ces deux personnages vont vivre.

Le motif mineur est l’amour et plus précisément la relation extraconjugale entre Katia et Andreï qui provoque la désapprobation de la mère, l’admiration jalouse de Léra et la tentative de suicide d’Olga.

L’originalité de cette pièce réside surtout dans son architecture semblable à un jeu de construction en sept courtes pièces qui forme une intrigue cohérente bien que non chronologique. La composition joue quelquefois avec la temporalité des événements : la mère, par exemple, meurt dans la pièce 1 et intervient dans une autre figuration dans l’action de la pièce 3. La narration inclut aussi des variations sur un même motif (le récit de la danse selon les personnages dans les pièces 1 à 7), par contraste avec l’ossature stable de l’ensemble : chaque titre de pièce (Chaque mouvement / A l’intérieur de la danse / Ressenti par toi / Avec calme et attention / Et à l’intérieur et à l’extérieur / Et au début et à la fin / Au fond et à la surface du sommeil) est écrit et annoncé par une voix off comme venue d’outre-tombe et chaque clôture de pièce est signalée par le tomber de rideau et le salut des personnages. Cédric Dorier ponctue presque chaque fin d’une pièce par un extrait des Variations Goldberg de Bach, comme pour renforcer la métaphore entre variations dramaturgiques et musicales.

Le lieu des sept pièces est certes unique, mais le décor subit quelques changements signifiants : les nombreuses chaises dans la salle d’attente qui gênent ou, au contraire, permettent la circulation de la parole, disparaissent peu à peu pour finir empilées – à l’image des différentes pièces – dans la pièce 7. Leurs positions varient dans chaque pièce, dans cet espace inhospitalier, dans ce lieu de passage pour cinq personnages en transit et une infirmière. Celle-ci incarne la messagère de la mort administrative qu’elle annonce aux proches, contre quelques billets, tandis qu’ils signent l’acte de décès pour le transfert du corps à la morgue sans autopsie. Et c’est justement dans l’« autopsie », dans la dissection des cadavres que se situe un autre enjeu de la pièce : quel sentiment ont les personnages face à la mort ? Katia prétend éprouver une sorte d’« anti-sentiment » face à la mort de sa mère décédée d’un cancer, un « crabe d’eau douce » selon les mots d’Alina Pavolvna qui pratique l’humour noir pour supporter la vie, un « drame sans fin ». Les deux femmes s’affrontent dans leur conception de l’existence : selon Alina Pavolvna, sa fille a construit son soi-disant bonheur au prix du malheur des autres, en élaborant sa danse « Delhi » (« la danse du malheur heureux ») et en vivant sa relation coupable avec Andreï (« l’amour malheureux de deux bienheureux »). Katia est par de nombreux aspects une figure camusienne : comme Meursault, elle ne pleure pas à la mort de sa mère, elle choisit le salut par la création, le bonheur et l’amour.

Est-ce que Danse « Delhi » nous propose également une mise en abyme sur la création et la réception d’une œuvre de danse ou de théâtre ? La question de savoir si une œuvre d’art peut à ce point changer ceux qui la créent et ceux qui la regardent traverse la pièce, de même que celle de lalégitimité d’une oeuvre qui naît du malheur d’autrui.

Dans la pièce 6, l’infirmière reste seule avec son acte de décès ; dans la pièce 7 et finale, elle refuse l’argent pour la première fois. La comédienne délaisse au fil de la pièce son ton péremptoire et son jeu mécanique. Elle ne joue plus l’infirmière vénale et distanciée : elle est soignante, consolante, elle « s’humanise » grâce au récit de la danse. L’infirmière et Olga, des seconds rôles en apparence, triomphent de la mort et trouvent l’apaisement dans les bras l’une de l’autre, dans le rapprochement des corps et des âmes. Les deux femmes sont, chacune à leur manière, « transcendées » par la danse « Delhi ». A la fin du spectacle, les murs de la salle d’attente se soulèvent, le décor s’ouvre, comme une libération, comme une ouverture vers le rêve.

A l’instar de Viripaev, Cédric Dorier fait le choix judicieux de ne pas montrer la danse « Delhi » sur scène, stimulant par là-même l’imagination et l’interprétation du lecteur-spectateur. Est-ce une chorégraphie ou une allégorie, ou un peu des deux ? La comédienne qui interprète Katia n’esquisse jamais un seul pas de danse et rien dans sa gestuelle et son maintien ne laisse deviner un passé de danseuse. Cédric Dorier travaille de manière impressionniste sur cet évènement fondateur en ajoutant une coloration sonore aux débuts des pièces 3 à 6 ; on entend des bruits de rue qui figurent le chaos indien. Dans un autre registre, l’infirmière (pièce 7) imagine quelques mouvements avec les bras et renverse le contenu d’une poubelle remplie de papiers (les restes des actes de décès ?) sur sa tête afin d’illustrer, de manière maladroite et ridicule, la nature de cette danse symbolique qui puise(rait) son inspiration dans l’horreur pour toucher au cœur et au sublime.

Puisqu’Ivan Viripaev situe la genèse de sa danse en Inde, qu’il découpe sa pièce en sept parties et qu’il fait revivre les morts, on ne peut s’empêcher d’y voir un lien avec l’hindouisme ; une religion dans laquelle l’âme passe par sept vies successives avant sa réincarnation. Mais est-ce que ces sept pièces successives fournissent aux personnages l’occasion de « s’élever spirituellement » ?

Le jeu ne va pas dans ce sens, en particulier en ce qui concerne l’héroïne Katia (Anne-Catherine Savoy), qui se réjouit du suicide d’Olga car elle espère posséder Andreï pour elle seule. Il est également difficile de croire en l’amour romantique de ce couple, à son coup de foudre originel quand les deux amants jouent, ou plutôt surjouent, « déguisés » avec des perruques – et ce, même si le jeu de Denis Lavalou (Andreï) est remarquable lorsqu’il est possédé par la folie (pièce 6). A noter aussi, la justesse de Carmen Ferlan (Léra) dont la pertinence des costumes contribue, par ailleurs, à la cohérence de la pièce. Alina Pavolvna, enfin, est un personnage complexe joué par Hélène Theunissen qui réussit vraiment à être crédible malgré l’extrême variété des situations et des tonalités de jeux imposée par son rôle.

La pièce se caractérise par l’invraisemblance de l’intrigue et sa mise en scène frôle souvent l’absurde ; on y retrouve le comique métaphysique d’un Ionesco (Cédric Dorier a mis en scène Le Roi se meurt en 2019) lié à la démystification de la mort. Par ailleurs, le metteur en scène place cette citation d’Ivan Viripaev en exergue de son spectacle : « Parce que je pense que le théâtre est une forme émotionnelle du discours philosophique. » Ce discours philosophique lorgne du côté de Camus et de Sartre avec un Andreï aux « mains sales » (Les Mains sales est du reste, une pièce « en sept tableaux »). Les dialogues interrogent le spectateur sur la question de la culpabilité individuelle (l’adultère, le suicide) ou collective en convoquant lourdement Auschwitz comme un événement alliant douleur et horreur, à l’instar de l’épisode qui fut à l’origine de la danse « Delhi » …

Les thèmes de la pièce sont multiples : l’acceptation d’une fille par sa mère, le choix de vivre sa passion artistique et amoureuse en dépit des dilemmes éthiques et personnels, la conscience de notre finitude, la compassion face à la douleur du monde, etc. Mais trop de thèmes disparates et d’émotions contradictoires finissent par s’auto-détruire et le spectateur ne sait plus sur quel pied danser…