L’Etang
D’après Der Teich de Robert Walser / Mise en scène de Gisèle Vienne / Théâtre de Vidy / du 4 au 12 mai 2021 / Critiques par Frédérique Sautin et Johanna Codourey .
4 mai 2021
Cellule familiale
Le théâtre de Vidy accueille la dernière création de Gisèle Vienne, L’Etang, d’après Der Teich, un court récit de jeunesse de l’écrivain suisse Robert Walser ; une histoire d’amour filial portée par deux comédiennes exceptionnelles – Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez – qui interroge les conventions familiales et théâtrales avec une « inquiétante étrangeté ».
Et si on jouait à : « On dirait que Fritz se serait noyé dans l’étang » ? Comme Fritz se pense mal aimé par sa mère, il simule sa propre noyade pour mettre l’amour maternel à l’épreuve. Il y a donc un avant ; les raisons qui l’amènent à ce faux geste cruel, désespéré, délirant, et un après ; les effets de ce geste sur la cohésion familiale.
Sur la base de cette histoire, Gisèle Vienne compose un jeu scénique singulier qui repose, entre autres et surtout, sur une partition vocale originale et sur les déplacements et mouvements au ralenti des deux comédiennes. Ruth Vega Fernandez incarne ainsi les rôles et les voix de deux mères – celle de Fritz et celle d’un ami- et du père de Fritz. Quant à Adèle Haenel, elle incarne le rôle de Fritz et toutes les autres voix ; celles en particulier de son frère Paul et de sa petite sœur Klara. Ces voix dissociées semblent venir d’un autre lieu, de l’inconscient. Ces voix amplifiées résonnent mais les confidences et monologues intérieurs des personnages sont murmurés car, dans cette famille, « on ne peut pas ouvrir la bouche. » Les silences sont justement comblés par des bruits de bouche ; des bruits de déglutition, de succion, des bruits dans tous les cas suggestifs (un inceste fantasmé ou vécu entre la mère et le fils ?). Les non-dits laissent toute la place à l’interprétation. Outre ce remarquable travail sonore, un flux musical quasi ininterrompu, puissant, presque envahissant, accompagne les lumières de couleurs fluorescentes, de la couleur des bonbons Haribo engloutis par Fritz. Le spectacle se déroule au Pavillon de Vidy, dans un cube blanc, un lieu d’enfermement clinique, une « cellule » familiale (Fritz : « J’aimerais presque mieux ne plus être nulle part que de rester ici. ») dans laquelle trône un lit défait, une possible chambre d’adolescent.e, en désordre.
Alors que Ruth Vega Fernandez se déplace droite, impassible, en lignes et en déséquilibre permanent, Adèle Haenel marche comme en apesanteur, rampe, s’effondre, se tord de douleurs intérieures. Elle nous donne à voir et entendre le délire hallucinatoire d’un adolescent en souffrance. Le parti-pris de la mise en scène est de questionner nos évidences réceptives : comment voit-on ces corps, comment entend-on ces mots ? Et dans cet espace-temps élastique et hypnotique, le spectateur est confronté à un sentiment d’« inquiétante étrangeté ».
Le réalisme côtoie l’imaginaire jusque dans le texte qui mêle des tics langagiers contemporains à la prose de Robert Walser et jusque dans les codes vestimentaires. Fritz porte un blouson, une casquette et des baskets ; des incontournables de l’adolescence « rebelle », à l’extérieur. Mais, en dessous, à l’intérieur, il est vêtu de blanc ; la couleur de l’innocence, de l’enfance en danger, en famille, aujourd’hui comme hier.
La mise en scène combine, en effet, une image scénique et des préoccupations sociétales très contemporaines avec des récits archaïques issus des contes. Ainsi, au tout début du spectacle, un technicien de plateau vient chercher l’une après l’autre sept grandes poupées (conçues par Gisèle Vienne) gisantes, comme les sept filles de l’Ogre du Petit Poucet, dévorées, « par erreur », par leur père…
Quant à la mère de Fritz, elle superpose différentes figures maternelles (marâtre, aimante, douloureuse) par des changements de perruques et de vêtements jusqu’à la toute fin du spectacle où elle vient s’assoir sur le lit de son fils…
L’Etang fait écho à d’autres créations de Gisèle Vienne qui explorent les domaines de l’adolescence et de l’incarnation-désincarnation des corps et des voix : Teenage Hallucination – une installation composée de mannequins présentée dans le cadre du Nouveau Festival au Centre Pompidou en 2012- et La Convention des ventriloques – un spectacle joué dans le cadre de La Bâtie-Festival de Genève et le Théâtre de Vidy en 2015.
4 mai 2021
4 mai 2021
Par Johanna Codourey
Malaise dans une maison de poupées
Gisèle Vienne propose une adaptation extrêmement sexualisée de la pièce que Robert Walser a écrite à partir de sa propre nouvelle. Les relations familiales y sont ici relues au prisme de l’inceste, entraînant les spectateur·ice·s dans une expérience sensorielle de malaise.
L’oeuvre de Robert Walser raconte l’histoire de Fritz Marti, un enfant toujours à la recherche de l’amour de sa mère alors qu’il ne reçoit que des signes de rejet : elle le bat et n’est jamais là pour lui. Pour éprouver son amour, il décide de simuler sa noyade dans l’étang : son frère Paul, inquiet, annonce la nouvelle, mais sa sœur Clara et la famille se désolent quand Fritz réapparaît sain et sauf. Alors que tout le monde s’attend à une nouvelle volée de coups, la mère prend enfin son fils à part et lui parle d’amour. Chez Walser, le déroulement précis de cette scène n’est pas décrit, ce qui peut laisser la place à un discret doute sur un éventuel inceste. Tout se termine sur une image de famille réconciliée, où les trois enfants s’amusent à la cuisine. La mise en scène propose une interprétation extrêmement suggestive, voire perverse, de ces relations familiales, qui met au premier plan cette dimension incestueuse.
Entre trois murs et un sol blancs aseptisés prend place un unique lit côté cour évoquant une chambre en désordre – avec draps défaits, paquets de bonbons éventrés, cannettes vides et vêtements tout autour du lit – autour duquel gravitent deux comédiennes, Adèle Haenel et Ruth Vega Fernandez. Elles interprètent tous les personnages de la pièce dans des mouvements opérés au ralenti. Adèle Haenel joue le plus souvent le protagoniste de l’histoire, mais change aussi beaucoup de tons et de postures. Elle s’adresse à d’autres : Clara – « mais arrête Clara ! » –, Paul, ou elle-même, Fritz. Le·la spectateur·ice est désorienté devant cette performance extrêmement maîtrisée. Ruth Vega Fernandez incarne, quant à elle, les personnages d’autorité, la mère par exemple, mais joue plus souvent encore la poupée qui agit au bon vouloir de sa partenaire. On se perd entre les répliques et les personnages, dont le changement est marqué par des modulations de gestes et de mouvements.
Cette confusion dans l’identification des rôles est elle-même thématisée dans le spectacle : « Je ne comprends pas, tu joues le père-là ? ». Le doute plane cependant toujours, d’autant que les micros avec réverbération rendent l’origine des répliques lointaine. La clef de lecture de ce spectacle étrange dans ce décor coloré par les projecteurs serait-elle dans les poupées qui ont été lentement retirées du plateau en début de spectacle, et assisterions-nous à un jeu de poupées ? Ou peut-être sommes-nous dans la tête de cet enfant malheureux ?
L’atmosphère est pesante, malsaine, provoquée notamment par le rire grinçant de Fritz, la musique électronique assourdissante et désagréable, et l’éclairage sur les murs blancs. Cette ambiance est instaurée dès le premier dialogue : Fritz (Adèle Haenel) est seul au bord du lit et monologue sur son incapacité à rejoindre sa famille pour manger quand sa sœur (dont les propos sont énoncés par Adèle Haenel mais dont le corps est incarné par Ruth Vega Fernandez), un peu agaçante, vient la chercher. Dans le texte original, la petite sœur est juste agaçante, elle insiste et « dira tout à maman ». Ici, la scène évolue vers un rapport incestueux par un détournement du sens des répliques (« viens »), avec une accentuation et une accélération des souffles, un ton suave, un chewing-gum mâché dans le micro, des mouvements langoureux des comédiennes, pourtant chacune d’un côté de la scène, et finalement, l’éclatement d’un paquet de bonbons dont le contenu se répand au sol. C’est trop, la scène est difficilement soutenable. Le malaise est installé, il ne fera que croître dans une relecture systématique au prisme de cette sexualisation : la réaction de Fritz aux compliments d’une autre mère que la sienne ressemble à un orgasme, et surtout la scène de fin à une fellation forcée par le père. Les événements sont suggérés par des tons et des sons, mais ne sont paradoxalement pas montrés comme pour afficher la réalité de ces abus qui sont dénoncés par la victime mais ne sont pas vus par les tiers et pas reconnus. Car la pièce, en insérant le·la spectateur·ice dans cet environnement, permet peut-être de proposer une autre forme de sensibilisation aux abus. La présence d’Adèle Haenel, qui, pour en avoir été victime, a joué un rôle important, auprès des médias, dans la dénonciation des abus sur mineurs, pourrait conforter cette lecture.
Malgré le mal-être lié à l’exhibition, parfois exagérée, de la violence sur ce sujet particulièrement sensible, le spectacle est fascinant. Les deux comédiennes se déplacent dans l’espace avec une précision de mouvements qui relève de la danse et les jeux d’éclairages créent un visuel particulièrement esthétique entre les variations colorées et le blanc agressif. Le temps et l’espace semblent suspendus : entre hypnose et malaise, la salle hésite avant les applaudissements finaux.
4 mai 2021
Par Johanna Codourey