Par Johanna Codourey
Une critique sur le spectacle :
OBJECTIF PROJET / Conception et mise en scène par le collectif moitié moitié moitié / Théâtre 2.21 – Lausanne / du 4 au 9 mai 2021 / Plus d’infos
Que peuvent produire quatre managers dans une entreprise sans projet ? Des éclats de rire. Dans l’openspace qui constitue ce soir le décor du 2.21, quatre personnages autour d’une immense table de bureau dialoguent avec des formes sans contenu. Le Collectif moitié moitié moitié nous entraîne dans une entreprise néocapitaliste imaginaire sans projet où l’expression du bien-être de ses collaborateur.ices est si essentielle qu’il en devient absurde. Quand la parole reflète la bienveillance, sa mise en scène affiche son hypocrisie et devient la critique générale de ces environnements économiques dans lequel entrent en contradiction les objectifs de rentabilité et ce discours phatique.
Dans Objectif Projet, les quatre comédien.ne.s mettent à mal tout le vocabulaire entrepreneurial – un bouquet d’anglicismes cher aux managers comme le team building ou la pensée out of the box – et tournent en dérision la communication non violente dans ces entreprises avec des remarques sur l’utilisation du mais, la fabrication d’une « météo » des humeurs, ou encore l’expression en je. L’exacerbation de ces deux modes de communication leur fait perdre tout sens et mène à la crise. En début de pièce, les comédien.ne.s se font de multiples retours sur leur performance par le biais d’une mise en abyme vertigineuse de feedbacks, se penchent passionnément sur un ratio d’activité dont ils ne connaissent eux-mêmes pas la nature et établissent des objectifs personnels. Surtout, ils tentent de se transmettre leur désaccord en créant une manière « intime et commune de collaborer » autour de slogans, de phrases inachevées et de métaphores sylvestres qui font rire le public plus que collaborer l’équipe.
Dans ce bureau végétalisé, composé d’une grande table de bureau en bois aux nombreuses chaises disparates côté cour et un arbre aux longues feuilles côté jardin, les quatre comédiens sont interchangeables. Ils portent le même style de vêtement, faussement original, dont les mêmes types de T-shirts blancs à slogan et de baskets blanches. Ils tapent sur quatre Macs, sont munis de quatre gobelets de café à l’emporter identiques et s’expriment ou se déplacent de manière analogue. Pour affirmer ce manque d’identité, les prénoms des personnages sont définis en début de pièce grâce à un exercice de spontanéité pour « valoriser le cerveau gauche » : ils énoncent la première chose qui leur vient à l’esprit. Ashley, Tom Hanks, Merde – celui-ci cherchait un mot à dire et, rien ne venant, s’est écrié « merde » – et Pelle occuperont alors au moins ce soir le plateau.
Leurs méthodes de communication sont intrusives : ils se collent à l’autre lorsqu’ils ont un feedback à donner, se touchent de manière sensuelle et expriment leur « ardent désir » de voir se développer une relation « amicale » qui sexualise ainsi la communication au sein de l’entreprise, en gardant pourtant un ton de publicité, très articulé et artificiel.
Cette ambiance si chaleureuse tourne à l’aigre lorsqu’une des employées recrutée à l’interne sur la base d’un projet personnel insensé demande l’intitulé de son poste. Personne ne le connaît et une prise de conscience de l’inexistence de leur entreprise commence à poindre : les personnages n’ont pas de poste défini, leurs ordinateurs ne marchent pas, leurs gobelets n’ont pas de fond. Ils s’avouent faire semblant depuis le début, mais continuent pourtant à taper sur leurs ordinateurs, comme incapables de réaliser leur situation, jusqu’à ce qu’ils soit forcés de se rendre à l’évidence : même les archives ne sont remplies que de classeurs vides… Alors, c’est la crise de nerfs : les classeurs volent, les personnages hurlent et les claques fusent. Même si les cris sont un peu extrêmes, les claques – un claquement de mains qui fait réagir le personnage en face de manière exagérée – donnent au spectacle une dynamique nouvelle et provoque un nouvel éclat de rire.
La pièce est humoristique, axée sur un comique de répétition qui recèle des blagues absurdes correspondant parfaitement aux personnages si superficiels et interchangeables qui les énoncent ainsi qu’au climat de la pièce. Ces formules qui avaient pu paraître lourdes en début de pièce sont aussi celles que les personnages « frappent » en fin de représentation et deviennent l’expression de la conscience de l’absurdité du discours auquel le jeu des acteur.trices est parfaitement accordé. La pièce est ainsi pleine de rebondissements qui vivifient les dialogues autrement lassants.
L’ajout du chant est un élément qui surprend particulièrement : les reprises de Bach qui ponctuent la pièce changent totalement l’univers de la représentation – de l’entreprise new trend, le spectateur est emporté dans un espace religieux. Cette résonnance surprenante fait apparaître une religion ou une mystification de l’entreprise qui vient renforcer la critique du néocapitalisme ambiant.
Le spectacle propose ainsi un regard critique sur l’hypocrisie des méthodes de communication entrepreneuriales et la conformisation des employé.e.s. La réflexion touche aussi à l’individu dont l’existence est remise en question lorsqu’il n’a pas de projet – un retour sur l’expérience de beaucoup d’êtres humains qui se sont senti.e.s démuni.e.s face au manque de perspectives durant cette période Covid. Comment réagir ? Faut-il continuer à faire semblant comme à la fin de la pièce ? Et finalement, faire semblant de quoi ? Un beau spectacle pour envisager un nouveau départ post-Covid.