Par Sarah Neu
Une critique sur le spectacle :
Danse « Delhi » / Texte d’Ivan Viripaev / Mise en scène par Cédric Dorier (Les Célébrants) / Initialement programmé à La Grange de Dorigny en avril 2021 / Captation vidéo du 28 octobre 2020 au Théâtre Oriental-Vevey / Plus d’infos
Loin d’être un spectacle de danse, Danse « Delhi » est une pièce en sept petites pièces, liées les unes aux autres par un même lieu, des personnages et des thématiques communes, qui entraîne le public, au gré de variations de jeu, sur le chemin rythmé de la vie. Par cette éblouissante production, Cédric Dorier et la compagnie Les Célébrants offrent la première mise en scène en Suisse du texte de l’un des chefs de file de la nouvelle dramaturgie russe Ivan Viripaev. Six personnages s’y croisent, en quête de sens face à des réalités aussi complexes que primaires, comme la perspective de leur propre mort ou celle d’autrui .
C’est le ton neutre et froid d’une salle d’attente d’hôpital qui forme l’espace de jeu, dans lequel les personnages vont se succéder dans les sept pièces. L’antichambre comporte un revêtement de sol en lino gris sur lequel sont éparpillées quelques chaises, dont la disposition diffère à chaque séquence, ainsi qu’une simple fontaine à eau. L’espace aux murs clairs se remplit et se vide à mesure des entrées et des sorties qui se font par l’une des cinq portes marrons de l’arrière-scène. Le découpage visuel des protagonistes, en vêtements contemporains nettement taillés, sur le fond sobre de cette salle épurée, présente une proposition presque cinématographique dans le ton des scènes de vie quotidienne peintes par Edward Hopper. Le metteur en scène dit par ailleurs s’être inspiré de l’univers esthétique du film “Nous, les vivants” du réalisateur suédois Roy Andersson, dont l’humour noir se dégage de tableaux vivants filmés dans un climat particulièrement froid. Ce décor dépouillé laisse de la place à l’intensité des mots et des différentes palettes de jeu qu’il va accueillir.
Ce lieu est propice aux révélations, tensions et remises en question. Les pièces entremêlent les destins de six personnages, dont on a peu à peu l’impression de connaître intimement les ressorts et les failles. On y rencontre une célèbre danseuse-chorégraphe (Catherine, dite Katia), sa mère (Alina Pavlovna), une « femme âgée » anciennement critique de ballet (Léra), l’amant de Katia (Andreï) et sa femme (Olga) ; sans oublier l’infirmière, qui annonce la mort des personnages hospitalisés ; puisque l’auteur russe retire la vie, dans chacune des pièces, à l’un des protagonistes. La spécificité dramaturgique se trouve ici dans la structure du spectacle, dont les intrigues successives sont nouées et dénouées selon une temporalité et une fable qui leur est propre, tout s’insérant dans une logique de progression narrative globale. La relation d’amour entre Katia et Andreï, ainsi que les thèmes de la mort et de la danse, tissent le fil qui traverse l’ensemble des épisodes, au-delà des remaniements situationnels propres à chaque pièce. Les séquences se rejoignent également sur leur début et leur fin, entamées successivement par l’annonce du décès d’un des personnages, et closes par la présence insistante de l’infirmière demandant une signature de l’acte de décès. En intermède, les variations Goldberg viennent occuper mélodieusement les transitions : habile clin d’œil du metteur en scène, lequel envisage la pièce dans son ensemble comme un thème et ses variations.
Les variations de ton sont, sous tous types de formes, au cœur de la prouesse théâtrale exhibée pour elle-même, provoquant parfois une impression d’incohérence. En effet, le jeu, qui flirte avec le surjeu, se présente comme la démonstration un peu appuyée d’une vaste palette de registres possibles accompagnant les variations dramaturgiques. Cette caractéristique peut plaire ou déplaire, mais a l’intérêt de mettre en valeur l’hétérogénéité des sentiments − ou l’absence de sentiments − qu’une annonce de décès, de maladie ou de rejet amoureux peut susciter. La spécificité du format, dont les séquences narratives sont remises à zéro entre chaque noir, contribue avec ces différents degrés de jeu, à explorer les potentialités du théâtre et la richesse de ses modes de représentations de la réalité.
La « danse Delhi » joue un rôle central aussi dans sa dimension symbolique tout au long de l’œuvre dramatique et scénique. Dans la pièce, on apprend que cette danse, qui n’est jamais montrée, est imaginée et chorégraphiée par la danseuse Katia à la suite d’un épisode qu’elle a vécu à Delhi, où elle a été marquée, comme par un morceau de fer chauffé à blanc pressé sur son cœur, par le concentré de misère et de souffrance qu’elle a rencontré. La danse contient toute cette intensité et transfigure cette scène de malheur en beauté. Si elle ne prend jamais forme au sens propre, son évocation accompagne toutefois tous les personnages à un moment ou à un autre de leur cheminement philosophique. Chacune des sept pièces aborde et discute par ce biais des thèmes relatifs au malheur et à la condition humaine, parmi lesquels la douleur, l’acceptation, la culpabilité, l’empathie. La pièce finale se présente alors, après une traversée rythmée d’émotions fortes et de dénouements intérieurs, comme une forme d’apaisement général, rendu possible par la sublimation du malheur.