Par Johanna Codourey
Une critique sur le spectacle :
La Grâce / Mise en scène et création par Gustavo Giacosa / La Grange de Dorigny / le vendredi 26 mars 2021 (pour un public professionnel) / Plus d’infos
Des housses mortuaires blanches jonchent le sol de la Grange de Dorigny. Des corps auxquels le fossoyeur, le metteur en scène Gustavo Giacosa lui-même, donne vie. Une esthétique visuelle envoûtante à travers la danse de ce seul acteur et de la musique qui dégage une grande sérénité malgré la thématique morbide du spectacle. Un moment de grâce offert au public professionnel, que l’on prolongerait volontiers.
Après En chemin, en mars 2020, Gustavo Giacosa clôt avec La Grâce un projet sur l’anonymat mené depuis trois ans en résidence à la Grange de Dorigny. Traitant ici ce thème à travers celui de la mort, l’artiste partage quelques-unes des expériences, quelques-uns des « moments de grâce » que ces corps ont vécus, les désanonymisant ainsi partiellement. Formant au début de la pièce un amoncellement en fond de scène, les housses sont déplacées par le croque-mort avec tendresse durant le spectacle, il les dispose comme dans un cimetière, plongeant parfois la main à l’intérieur du plastique pour nous transmettre, de sa voix, celle des corps imaginaires.
Un immense tulle noir transparent ferme l’avant-scène, comme une séparation entre le monde des vivants et celui des morts. Sur ce tissu est d’abord projetée une vidéo en gros plan de Gustavo Giacosa, dont on entend la voix, en off, imaginer un cimetière dont les pierres tombales porteraient des dates de début et de fin très rapprochées. Ces dates ne marquent pas une durée de vie, mais la durée des expériences marquantes : celles qui ont donné du sens à la vie des défunts. Peu à peu apparaît derrière cet écran le fossoyeur, en Charon directement inspiré de la mythologie grecque, bossu et boitant, désarticulé même, qui pourtant se déplace avec une fluidité et une grâce envoûtantes. Sa voix éraillée et ses chants viennent renforcer la référence à l’imaginaire mythologique. Il aide les morts à faire le voyage dans l’au-delà et les écoute dans un souffle.
Ce souffle, métaphore d’un passage entre la vie et la mort, constitue le motif structurant du spectacle. La transition entre la projection première et la scène qui suit se fait dans un souffle commun entre l’acteur et son image projetée, et la voix off amplifie la respiration profonde que prend ce fossoyeur attentionné dès qu’il interroge les corps.
Le croque-mort explicite les regrets des vivants – « j’ai pas osé », « j’aurais voulu », « j’avais des rêves » – et le mal-être de ceux qui n’ont pas réalisé qu’ils étaient heureux. « Pour tout ce qu’ils n’ont pas fait dans la vie, je ne peux rien faire » dit l’acteur qui incite ainsi à vivre le présent, à apprécier la vie et ses moments de félicité. La verbalisation des histoires intimes aurait du reste pu être réduite, car en l’observant toucher ces housses, le spectateur a déjà mille propositions à l’esprit.
La musique – accompagnée des danses fascinantes de l’artiste – fait tout le charme de la représentation. Relativement douces et légèrement glaçantes durant la majeure partie du spectacle, les notes électroniques accélèrent à un moment pour entraîner le fossoyeur, désormais sans tête – celle-ci est cachée dans sa chemise – dans une danse électrique et hypnotique que l’on ne se lasse pas d’apprécier.
La mise en scène se distingue réellement par sa capacité inédite à créer une atmosphère tout à la fois sinistre et sereine, avec une touche mystique, adaptée au thème de la mort. L’éclairage blanc sur les housses et sur la farine répandue sur le plateau – terre déposée sur les corps étendus – contribue à créer, dans ce décor minimal de tissus noirs, une ambiance morbide et glauque que l’acteur, par sa seule présence et ses mouvements étudiés avec précision, rend pourtant paisible. Une proposition réussie qui donne envie d’aller voir la deuxième partie de ce projet artistique, une exposition sur l’anonymat programmée au musée de l’Art Brut cet été.