Par Valentine Bovey
Une critique sur le spectacle :
Danse « Delhi » / Texte d’Ivan Viripaev / Mise en scène par Cédric Dorier (Les Célébrants) / Initialement programmé à La Grange de Dorigny en avril 2021 / Captation vidéo du 28 octobre 2020 au Théâtre Oriental-Vevey / Plus d’infos
Une salle d’attente d’hôpital. Divers personnages à divers moments de leur vie. Des boucles temporelles. Des éclats de rire et de grands pleurs. Une réflexion sur les univers parallèles, et sur la multiplication des possibles narratifs. Dans la pièce en sept pièces Danse « Delhi », Cédric Dorier et la Cie Les Célébrants mettent en scène le texte d’Ivan Viripaev, encore jamais monté en Suisse : difficile d’entrer dans cette danse étrange et hétérogène, qui prend le parti surprenant d’une interprétation tragi-comique touchant au vaudeville bourgeois.
Le texte était prometteur. L’entrée en scène l’est aussi : une histoire aux accents tchékhoviens, saupoudrée d’une petite touche kafkaïenne qui suscite la curiosité des spectateur·rice·s. Assise dans une salle d’attente, crânement, Katia apprend la mort de sa mère. Contrairement aux attentes, elle ne ressent rien : un « anti-sentiment », diagnostique-t-elle. Une vieille dame, proche de sa mère, tente de lui proposer son aide, de la rassurer, s’excitant à mesure que sa protégée s’obstine à rester calme. Mais Katia ne s’en soucie guère : elle veut raconter l’histoire de sa rencontre avec Andreï, à Kiev, alors qu’elle interprétait sur scène sa merveilleuse danse, la danse « Delhi ». Andreï débarque, il apporte un bouquet et ses condoléances, et Catherine finit, là comme ça, dans la salle d’attente de l’hôpital, par lui avouer son amour. Malheureusement, Andreï ne ressent pas la même chose. Très emprunté, il s’en va. À ce moment, l’infirmière arrive pour lui faire signer des papiers. Noir. Salutations.
C’est déjà fini ? Que le temps passe vite quand on s’amuse ! Ah, non, voilà que cela recommence. Le décor n’a pas changé, si ce n’est pour les éclairages et la disposition des chaises dans la salle d’attente. Un peu comme le jeu des sept différences : presque la même scène, presque les mêmes mots. Au début, le dispositif suscite l’intérêt : la scène que l’on voit ici se déroule-t-elle à la place de la précédente ou avant ? Est-ce que l’indifférence de Katia face à la mort de sa mère est due à son chagrin d’amour ? Mais ce chagrin a-t-il seulement eu lieu dans cet univers-là ? La grande force du texte de Viripaev, jeune dramaturge russe, est de proposer sept pièces en une seule. À la fin de chaque proposition, il y a rupture dans la continuité du spectacle : le noir se fait, les acteur·rice·s saluent. Cependant, ce n’est pas une réelle mise à zéro : juchée sur mon siège (derrière mon écran, mais faites un petit effort d’imagination), je me souviens de tout ce qui s’est passé. De plus, les événements des pièces se répondent entre eux, par paires, avec comme fil conducteur la relation entre Katia et Andreï. Dès le début des phénomènes de répétitions, la reprise d’une des tirades de la première pièce, une connivence s’établit entre les acteur·rice·s et le public : tout le monde sait maintenant, plus ou moins, de quoi il sera question. Il ne s’agit plus alors que d’un jeu de variations.
Lorsque Glenn Gould interprète Bach et ses variations, la force de son interprétation vient de la justesse et de la subtilité de son toucher. On ne peut pas varier sans une infime attention aux détails, à ce qui change, sans prendre le temps de saisir, comme on goûte du bout des lèvres un plat, la subtilité de la nuance. Sinon, on appelle cela du décalque, en dessin. Une translation, en géométrie. Ou alors un exercice de style, au théâtre. Fatalement, lorsqu’on propose à des acteur·rice·s de multiplier l’expression des sentiments et d’interpréter des variations sur un même thème, on peut s’attendre à ce qu’ils et elles s’amusent beaucoup en le faisant. Pour le public, cependant, un peu mal assis dans sa chaise (ou derrière son écran, mais ceci reste encore une fois anecdotique), l’impression peut devenir désagréablement scolaire. Si la mise en scène tente de montrer que le jeu d’acteur·rice·s est issu du contexte dans lequel sont prononcés les propos, alors cette démonstration minimale est réussie. Mais qu’en est-il de la transmission des émotions ?
Touchant en effet au cœur de ce que cela fait d’être et de se sentir humain, le texte Viripaev fait réfléchir à la compassion, à la solidarité, à la colère, à la culpabilité et à la nécessité de la souffrance. Le désespoir et les grands discours exposés dans un cadre banal, qui fait contraste avec ces émotions intenses, le théâtre adore, et depuis Tchekhov au moins, on sait aussi que la comédie et la tragédie s’effleurent souvent et que tout dépend alors du jeu. C’est ici que finalement la proposition achoppe : difficile d’apprécier les variations sans une incorporation nuancée, qui s’éloigne du pur plaisir de l’exercice de style (et maintenant, jouez-moi la colère !) pour peindre quelque chose de moins définitif, de peut-être plus réaliste. On n’est jamais entièrement enragé, entièrement triste, entièrement fou ; même un « anti-sentiment » n’a pas autant de constance. La réalité ne se trouve-t-elle pas dans les silences, les pauses, les clairs-obscurs du corps, et le rire aussi ? En voulant parler des grands sentiments, on en oublie presque les affects, qu’on ne trouve pas dans l’exubérance d’un jeu vaudevillesque, au bord du mélodrame. On oublie aussi les émotions, avec une palette de jeu effleurant le vaudeville, qui a tendance à faire l’économie de certaines subtilités du texte, et qui tire vers un comique presque clownesque, reflété par le maquillage de Denis Lavalou (Andreï). La suite de la danse finit par fatiguer : des portes claquent, de grandes révélations ont lieu, on hurle sous des chaises, on s’insulte, on se réconcilie, on pleure. Mais tout cela reste finalement aseptisé comme le décor d’hôpital et mécanique comme les signatures des documents relatifs aux décès, amenés par l’infirmière, qui ponctuent chaque pièce.
Le discours sur la danse « Delhi », qui prend chez Viripaev des dimensions métaphysiques et spirituelles, devient ici un élément aberrant dans ce monde perclus d’ambitions, de terreurs et de souffrances tout ce qu’il y a de plus pragmatique : un adultère, des bouchons, des condoléances, la mort d’une mère, un cancer, une critique sans voix, une infirmière corrompue. À cet égard même si Anne-Catherine Savoy interprète avec une remarquable présence le personnage de Katia, on aurait aimé voir dans ses gestes et ses déplacements un peu de la grâce qui était imputée à son personnage. Toutes ces exhibitions de jeu et de registres finissent par rendre cette réflexion sur le grand nuancier des sentiments humains un peu autotélique. Du sentiment, certes. Le jeu s’aveugle, et comme une machine emballée, en oublie les émotions.