Les variations « Delhi »

Par Michaël Rolli

Une critique sur le spectacle :
Danse « Delhi » / Texte d’Ivan Viripaev / Mise en scène par Cédric Dorier (Les Célébrants) / Initialement programmé à La Grange de Dorigny en avril 2021 / Captation vidéo du 28 octobre 2020 au Théâtre Oriental-Vevey / Plus d’infos

© Alan Humerose

Cédric Dorier met en scène une pièce de l’auteur russe Ivan Viripaev, Danse « Delhi », à l’Oriental-Vevey et à la Grange de Dorigny à Lausanne. Danse intemporelle, sans suite logique ni chronologique, le spectacle, découpé en sept pièces courtes, se construit et se déconstruit en même temps. L’expérience émouvante et cyclique proposée par la troupe Les Célébrants donne le sourire.

Une voix masculine annonce, à la façon d’un métro parisien, le titre de la première pièce, « Chaque mouvement ». Avec un fort bruit d’interrupteur, la lumière s’allume brusquement et l’on découvre une salle d’attente d’hôpital. Une machine à eau pleine, des chaises grises alignées, cinq portes fermées et Catherine, dite Katia (Anne-Catherine Savoy) assise, face aux spectateurs, souriante. Léra (Carmen Ferlan) arrive et annonce la mauvaise nouvelle : « Ta mère est morte ».

À la façon des variations Goldberg de Bach, l’histoire proposée se répète et varie. Telle une musique qui tourne en boucle, les sept pièces réitèrent le même schéma : un personnage meurt – ou bien va mourir – et les réactions face à cet événement se transforment, se modifient et ont une influence sur les relations entre les personnages. Voilà la danse promise. Jamais montrée ni même suggérée, elle est pourtant au cœur de l’action. Cette danse « Delhi » – comme elle est appelée – est faite des souffrances et des douleurs humaines. Elle n’est autre que l’exhibition de la détérioration des rapports entre les personnages et de leurs tourments, face à la mort ou face à un amour impossible. « Ce n’est pas elle qui crée la danse, c’est plutôt elle qui est cette danse même », énonce l’un des personnages à propos de Katia. On pourrait dire de même du spectacle : la danse est la pièce, et la pièce, une danse. À la façon de Raymond Queneau, le spectacle est un exercice de style. Si le texte de Viripaev propose déjà cette gymnastique en imaginant des variations à l’action, Cédric Dorier fait le choix intéressant d’ajouter d’autres types de variations, dans le jeu, dans l’interprétation, dans le rythme et les ambiances. Les sept pièces se colorent alors de façons différentes.

Cette entreprise n’est cependant pas sans risque. En faisant varier systématiquement le style de jeu de chacun des personnages indépendamment les uns des autres, le spectacle produit parfois des effets d’incohérence. « La nouvelle est supposée être horrible, pourtant je n’éprouve pas de terreur » : la première réaction de Katia face à la mort de sa mère est de se mettre à rire sans pouvoir s’arrêter. Dans la deuxième pièce, à texte similaire ou presque mais dans un contexte différent, elle se mure dans une colère noire. Le jeu d’Anne-Catherine Savoy varie avec une grande précision d’un registre à l’autre. Face à elle, Andreï (Denis Lavalou), tout aussi précis, se trouve dans un autre univers : tourné au ridicule, à la façon d’un personnage de Ionesco, avec un maquillage exagéré et une coiffure défaite, affublé d’un costume dans lequel il ne semble pas à l’aise, il rappelle le prétendant maladroit de La Demande de Tchekhov. Surjouant le maladroit, comme l’y invite le texte, il produit en outre des écarts de styles bien moins marqués d’une pièce à l’autre que les autres personnages, notamment sa maîtresse Katia, sans que l’on ne comprenne réellement pourquoi. De même, on peine à saisir le sens de la sur-théâtralisation, dans un autre registre encore, du personnage de l’infirmière (Prune Beuchat, remarquable d’énergie par ailleurs). Le personnage est central, puisqu’il est le seul à apparaître dans les sept pièces. Si, dans les deux premières, son rôle semble relativement mineur, elle gagne en importance, sur le plan dramaturgique, dans les cinq dernières. On pourrait même voir peu à peu dans cette jeune femme la danse elle-même. L’infirmière apporte la douleur (elle annonce la mort) et apaise les personnages (notamment dans la scène finale), comme la chorégraphie évoquée de multiples fois, qui est faite des douleurs humaines. Pourtant, son élocution, qu’on aurait imaginée envoûtante et passionnée, est ici exagérée et délibérément artificielle, accordant une attention à la ponctuation et à l’articulation, parti-pris de mise en scène qui semble fonctionner de façon autonome, et que l’on ne parvient vraiment à rattacher ni au rôle ni à la dynamique des relations avec les autres. La scène finale, dans laquelle l’infirmière aide l’un des personnages à sombrer dans le sommeil et à entrer dans cette danse infinie, laisse pour cette raison même, un peu perplexe.

Conséquence : le déroulement absurde, cyclique et comiquement interminable du texte d’Ivan Viripaev produit ici un effet de redondance. On le regrette d’autant plus que plusieurs propositions intéressantes sont avancées avant d’être oubliées au fil du spectacle, comme celle qui consiste à figer les personnages pour marquer les pauses et les silences – idée originale mise en œuvre dans les deux premières pièces, et qui semble appelée par l’absurde de la situation, mais qui ne réapparaitra plus ensuite.

On sort néanmoins du spectacle – ou plutôt de sa captation – avec le sourire, grâce à l’énergie débordante des comédiens. Mais c’est surtout la finesse et la poésie de la langue et de l’humour du texte de Viripaev, avec ses échos absurdes, qui amusent et réjouissent.