Doreen
D’après Lettre à D. Histoire d’amour d’André Gorz / Mise en scène par David Geselson / Captation du 4 novembre 2016 au Théâtre de Vanves, mise en ligne du 15 au 19 mars 2020 sur Vidygital / Critique par Sarah Neu .
15 mars 2020
Par Sarah Neu
Retomber amoureux de toi
Existentialisme, engagements, relations amoureuses, affres du temps et maladie : c’est soixante ans de vie commune – touchants de réalisme – que propose le dramaturge et metteur en scène David Geselson en récrivant l’histoire du couple illustre que forme le pionnier de l’écologie politique André Gorz et sa femme Doreen Keir. La pièce, construite autour du texte « Lettre à D » écrite en 2006 par André Gorz, mêle subtilement fiction et réalité.
Bien que confortablement installé.e.s dans l’intimité de son propre chez-soi, c’est avec regret que l’on ne peut rejoindre le public invité à prendre place dans le salon d’André Gorz et Doreen Keir, qui forme le cadre de ce spectacle, visionné en captation, faute de représentations publiques au Théâtre de Vidy. Le décor ne distingue pas l’espace de la salle de celui du plateau, il prend la forme d’un intérieur commun, meublé sous l’influence des années septante. On retrouve disposés de façon simple et réaliste une grande table, différents meubles dont le bureau de chacun des conjoints, des chaises et lampes choisies avec goût. La grande étagère fixée au mur du fond a la spécificité de contenir divers écrans qui s’allument en temps voulu pour imager quelques passages forts. Sans attendre un signal qui marquerait le début de la représentation, le couple magnifiquement interprété par David Geselson et Laure Mathis reçoit chaleureusement « chez eux » le public. Dès leur arrivée, les spectateurs et spectatrices de chairs et d’os sont convié.e.s à se servir un verre et à s’assoir parmi eux. S’ensuit une agitation cacophonique, mais pleine d’enthousiasme : les deux personnages se présentent et reviennent sur le récit de leur rencontre en s’adressant simultanément à leurs invités. Nous sommes avec eux en 1947 à Lausanne et remontons le cours de leur histoire le temps d’une heure quinze, au fil de leurs récits, jusqu’à se trouver dans ce même salon symbolique, un soir de septembre 2007, le dernier soir de leur vie.
La lecture de certains passages de « Lettre à D » étoffe la pièce de poésie tout en attestant d’un rapport au réel puisque les mots de l’auteur sont adoptés pour témoigner de son propre vécu. Anecdotes, états d’âme, déclarations d’amour et crises de colère sont adressés au public dans un jeu sobre qui épouse les nuances subtiles des différentes émotions. La complicité éclatante des deux personnages fait également place à des moments teintés d’humour largement bienvenus pour alléger le climat poignant qui naît dans la salle. Les différents flashbacks offrent d’une part un accès saisissant à la sincérité d’instants de vie aussi intimes qu’universels et permettent d’autre part de donner vie au panorama intellectuel et social passionnant de la deuxième moitié du vingtième siècle. À ce titre, le récit, ponctué de correspondances et de références, contextualise les idéologies et événements qui ont entouré, stimulé et influencé la vie du couple et plus spécifiquement du penseur dans ses théories politiques, philosophiques et écologiques.
Ne disposant que de peu de sources relatant le véritable caractère de l’anglaise Doreen Keir, qui a laissé peu d’écrits en comparaison de son époux écrivain, le metteur en scène et l’actrice se sont permis une interprétation plutôt libre de son personnage. Ainsi, sa figure, dont la pièce porte le nom, est réhabilitée avec beaucoup d’esprit, d’humour et de force, malgré la vulnérabilité qu’impose la maladie incurable dont elle souffrit les quarante dernières années de sa vie. C’est cette terrible maladie qui amène tragiquement les deux conjoints à se retirer de la scène, comme de leur vie, sous l’intensité de l’émotion qui se dégage de la salle avant le noir final.
La pièce réunit des ingrédients d’une grande richesse historique, affective et intellectuelle. L’expression de l’amour et de l’engagement qui nourrissent et renforcent le couple au fil des six décennies qui les unissent, en dépit de tous les travers vécus et conscientisés, donnent à croire en la vie.
15 mars 2020
Par Sarah Neu