Quand la démocratie nous pose un lapin 

Par Cloé Bensai

Une critique sur le texte de la pièce :
Celles qui restent veulent encore danser / De Camille Rebetez / Plus d’infos (Le Courrier)

© François Bertaiola

Spécialiste des œuvres à double lecture – pour le jeune public et pour les adultes, Camille Rebetez explore depuis plus de dix ans, sur les scènes romandes, l’univers de l’enfance et son expression. Ses œuvres théâtrales et ses bandes dessinées cherchent la pépite de langue et le trait burlesque. Sa dernière pièce, non encore jouée, Celles qui restent veulent encore danser, est inspirée d’un fait divers québécois. En dix scènes, le texte présente la prise de pouvoir de sept fillettes au fort caractère qui construisent dans leur école un « pays-monde » où tout est possible. Avec cette proposition originale, l’auteur jurassien questionne frontalement la démocratie, mais aussi les peurs de l’enfance, le jeu, la cruauté, et la solidarité.

A Rimouski, une jeune fille a été élue déléguée de classe dans son école et a fait voter à l’unanimité la décision que le directeur se déguise en lapin. De cette anecdote incongrue mais véridique sont issus sept personnages anonymes, désignés par des périphrases : Celle qui boude, Celle qui s’ennuie, Celle qui a la tête qui pense, Celle qui mange quand même un peu beaucoup, Celle qui chante et qui danse, Celle qui sort on sait pas où et Celle qui compte les maths créent leur micro-société. Elles expérimentent d’abord l’ennui, puis le besoin d’un système de ravitaillement se fait sentir, tout comme celui d’activités concrètes : une boum, une Assemblée, des missions de reconnaissance vers le dehors. Entre échanges de blagues, réflexions sérieuses, conflits et moments d’angoisse, elles évoluent dans un espace clos qui se fait de plus en plus inquiétant, dans un pays-monde qui semble exclure toute autre forme de réalité.

Le langage est enfantin, spontané, déstructuré. C’est sans ponctuation que Rebetez donne la parole à ces personnages, qui malgré la vivacité de leurs esprits, n’emploient pas toujours la langue française à bon escient. Certaines phrases se terminent sur des « et puis de toute façon » ou des « tout ça » tandis que des changements de sujets d’une phrase à l’autre évoquent un flux de conscience joycien. La parole est parfois distribuée aléatoirement entre les jeunes filles : lorsque « toutes » parlent, ce sont des tirets qui attribuent les répliques au hasard, de façon à créer une « pièce chorale », selon Rebetez, où l’unisson des voix plurielles n’en forme qu’une. Ce langage particulier matérialise l’existence d’une structure sociale fermée, avec ses propres codes et références.

On plonge en effet dans le monde de l’enfance, avec ce qu’il implique de jeu et de légèreté. Des motifs tels Blanche-neige, les bonbons, ou les jeux de rôle (on déclare le « code rouge » en criant « Allo l’ambulance ») provoquent le sourire du lecteur. Mais il ne s’agit pas uniquement de jouer : certaines valeurs nobles ressortent de l’idéal politique des jeunes filles. Même si on ne sait pas trop comment faire, on aimerait soutenir les pauvres, défendre la cause animale, toujours partager équitablement. Et puis il y a cette devise qui revient souvent : « on s’aide quand ça ne va pas ». Seulement, dans la réalité, la mise en pratique des idéaux n’est pas si simple. A l’ambition « des bonbons toute la vie » – « réglisses », « caramels », « dragibus », « bouteilles Cola Langues de chat Roudoudous et Tagada » – s’oppose vite la réalité matérielle des choses : « Moi j’ai vingt centimes / Plus toi quatre sous / ça fait pas beaucoup. »

C’est à travers la complexité d’une telle organisation que Rebetez dévoile la possibilité de dérive totalitaire de la démocratie, qui évoque le microcosme orwellien de La Ferme des Animaux. A l’émancipation première se substitue en effet un besoin de tout maîtriser : « y a personne et rien qui nous dit c’est quoi on fait ». Le conseil, instance démocratique par excellence, devient un pouvoir décisionnel oppressif : il impose et interdit. En fin de compte, on finit même par s’en passer, et on décide individuellement, car on sait, en son for intérieur, ce qui est mieux pour les autres. « Tu veux qu’on te raconte la démocratie ? » demande l’une des fillettes, comme si elle évoquait un conte, une histoire rabâchée par les parents. Un peu comme celle du Père Noël.

Ainsi surgit la violence. Entre les petites, les insultes frappent, les jugements heurtent, et, par provocation arrive la pire des sentences : « Ta maman elle est morte ». Et puis il y a ce maître lapin, qui a été mis au clapier et préposé aux tâches ménagères. On lui donne des coups de balais, et une comptine guillerette nous apprend qu’il a été enjoint au strip-tease pour enfiler le costume dégradant, malgré ses refus répétés. Une parabole de l’intimidation et de la torture qu’une oligarchie peut exercer sous couvert de démocratie. La marginalisation des garçons en est un autre exemple. Ils font partie d’une catégorie sociale exclue : « les garçons c’est pas fait pour le respect de la démocratie tout ça. […] Ils sont pas assez grandis dans leur tête ».

Les émotions apparaissent à travers la perspective enfantine, de manière brute, sans filtre. L’angoisse liée au désœuvrement et au manque des parents est un « truc noir et gluant ». Maman et doudou, en revanche, sont « samourai » et ils « tranchent le gluant ». Les adultes sont tantôt remparts, tantôt pourvoyeurs d’angoisses. Et dans les deux cas, la projection des comportements et préoccupations enfantines sur eux produit un effet comique. On a peur que papa crie à cause des Tagada englouties, on déplore l’époque où le directeur nous envoyait « au coin, espèce de méchants », on redoute qu’un « chasseur de nous » ou « des polices » viennent nous dire qu’on est grosse et qu’on pue, voire nous enlever. Mais on sait aussi que face à la méchanceté, maman tirera la langue aux vilains. Finalement, la vie d’adulte, c’est un monde « avec des réunions pleines de photocopies ». Mais il finit par manquer un peu, ce monde-là.

Les fillettes fatiguées sortent au compte-goutte, et finalement, il n’y a plus que « celles qui restent ». Dur de trouver sa place quand le silence se fait pesant… Le fantasme d’un ailleurs où « il y a maman il y a doudou il y a mémé », « Luna Park […] peluche de dauphin » et « le petit train dans la montagne » devient toujours plus alléchant. Mais il est illusoire : le pays-monde, qui n’est « pas extraordinaire », qui a assisté aux dérives sociales et politiques est pourtant tout ce qu’elles ont. Et il va falloir travailler pour en faire quelque chose de beau. Danser, nous dit Rebetez, paraît la meilleure façon de commencer.