Par Ami Lou Parsons
Une critique sur le spectacle :
L’Atlas de l’anthropocène : Cartographie 1 – À la recherche des canards perdus / Cycle de conférences et de performances de Frédéric Ferrer / Théâtre de Vidy (hors les murs : UNIL) / du 26 octobre au 9 décembre 2020 / Plus d’infos
Que faire lorsque que tout un travail de recherche se révèle inutile ? Une mise en scène, semble nous dire Frédéric Ferrer. L’ancien géographe réinjecte, dans un cycle de conférences théâtralisées réalisées dans le cadre d’une collaboration entre l’Unil et le Théâtre de Vidy, les éléments d’un travail de terrain de longue haleine, où l’humour se mêle aux réflexions scientifiques les plus sérieuses.
Bâtiment de l’Internef, vingt heures, il fait déjà nuit. Quelques étudiant.es retardataires quittent les lieux, après une journée de travail, tandis qu’arrivent les spectateur.ices, qui s’asseyent timidement aux tables de l’auditoire 363. Frédéric Ferrer, en chemise blanche, dévale les marches, s’excusant de son retard tout en commentant les appareils techniques : « Mon micro fonctionne ? Vous m’entendez ? ». Les lumières de la salle s’éteignent, pour ne laisser place qu’à quelques projecteurs, qui vont éclairer ce qui deviendra la scène. Car si, dès le début, le spectacle emprunte les codes de la conférence (PowerPoint, schémas au tableau noir, etc.) l’attitude du public semble ne laisser aucun doute : il s’agit bien d’une performance, qui va jouer de l’incertitude entre réalité et fiction. Pas d’ordinateurs sur les tables, pas de fébriles prises de notes et, très rapidement, les rires fusent. Il est néanmoins difficile, parfois, de savoir si l’enthousiasme survolté du conférencier qu’incarne Frédéric Ferrer relève vraiment du jeu d’acteur, ou de sa propre passion pour le sujet. Entre maladresse et dynamisme extravagant, il parcourt à grandes enjambées la scène de l’auditoire, dessine avec véhémence sur un tableau virtuel en faisant part d’un étonnement impétueux tout à fait communicatif.
L’Atlas de l’anthropocène se compose de six cartographies – chacune donnant lieu à une conférence – qui développent, à partir d’une question souvent absurde et dont l’intérêt semble de prime abord être anecdotique, tout un réseau de réflexions scientifiques. « L’anthropocène », un nom choisi par le météorologue Paul Crutzen pour définir la nouvelle ère géologique, postule que, depuis le XVIIIe siècle, c’est l’être humain qui impacte le plus fortement les phénomènes climatiques et terrestres. Dès lors, il n’est guère surprenant que les conférences de Frédéric Ferrer tournent autour des conséquences de l’activité humaine sur la planète.
Le contenu de cette première cartographie, intitulée « À la recherche des canards perdus », s’articule autour d’une expérience menée par la NASA : en septembre 2008, ce sont 90 canards jaunes en plastiques, dûment étiquetés, qui avaient été lâchés dans un glacier du Groenland et qui devaient fournir des données relatives au réchauffement climatique. Ils ne ressurgiront jamais à l’air libre. Frédéric Ferrer, qui avoue avoir passé quelques années de sa vie à les chercher, dresse alors un bilan. Où sont les canards ? Quelles sont les données qu’ils auraient pu dévoiler ? Serait-ce seulement utile de les retrouver maintenant ? Aucune éventualité, même de prime abord loufoque, n’est laissée de côté durant la performance d’une heure environ.
Le canard en plastique, jouet de bain universellement tenu pour futile, s’il a le mérite d’apporter une touche absurde à la réflexion scientifique, permet surtout de cristalliser nombre d’aspects aussi bien écologiques que sociopolitiques. Point de départ de la démonstration et fil rouge du spectacle, il est l’occasion d’un exposé sur les hypothèses concernant ce qu’il se passe sous les glaciers du Groenland, de réflexions sur la durabilité du plastique en milieu marin ou encore d’interrogations sur les stratégies communicationnelles de la NASA – s’agirait-il d’un « coup de pub » destiné à construire une image un peu plus fantasque de l’institution américaine ? Frédéric Ferrer s’appliquera à proposer des conjectures, non sans humour, relatives à leur disparition. Pris dans la glace ? Cachés chez des particuliers ? C’est aussi une histoire politique du Groenland et de la course à l’attribution de ces terres qui se dessine avec, en filigrane, une critique de l’interventionnisme américain depuis les années cinquante. L’impact du réchauffement climatique sur les populations locales n’est pas en reste, dans un lieu où la banquise ne se forme plus et où l’écosystème se modifie à grande vitesse.
La véracité des informations exposées est rappelée tout au long de la représentation. La frontière entre théâtre et conférence est poreuse. Plutôt que de passer de l’un à l’autre, le jeu s’entremêle à la vulgarisation la plus sérieuse. Ce que dévoile, en creux, Frédéric Ferrer, c’est le fait que le discours scientifique constitue lui aussi une mise en récit, et c’est ainsi qu’est interrogé le caractère théâtral de la présentation orale, véritable performance dont l’exercice relève évidemment de la mise en scène. Inscrite dans un programme de médiation, la démarche espère aussi promouvoir une certaine démocratisation de la science par l’art tout en cherchant à nourrir le théâtre de contenus scientifiques, afin d’explorer de nouvelles potentialités dans la création artistique.
Au-delà de ces considérations catégorielles, la collaboration entre l’Unil et le Théâtre de Vidy revisite également l’idée que pour instruire, il faut plaire, et que pour plaire, le rire est très efficace. D’un point de vue strictement scientifique, le travail de recherche que relate Frédéric Ferre semble se conclure sur un « échec ». Mais peut-on réellement parler d’expérience « ratée » lorsque celle-ci, en plus de proposer une réflexion sur les vertus des « erreurs » dans la recherche, alimente une mise en scène jouissive et riche d’informations du plus grand intérêt ?