L’Atlas de l’anthropocène

L’Atlas de l’anthropocène

Cycle de conférences et de performances de Frédéric Ferrer / Théâtre de Vidy (hors les murs : UNIL) / du 26 octobre au 9 décembre 2020 / Critiques par Sarah Neu et Ami Lou Parsons.


26 octobre 2020

Par Sarah Neu

Hypothétiquement parlant

© Mathilde Delahaye

La NASA se servirait-elle de canards de bain comme d’une arme géo-stratégique ? C’est l’idée que propose le géographe et dramaturge Frédéric Ferrer au terme d’une cascade d’hypothèses scientifiques plus loufoques les unes que les autres, mais non dénuées de pertinence pour autant. Dans cette première « cartographie » d’un cycle de six conférences performées, l’auteur et comédien présente les résultats d’une enquête de terrain qu’il a réalisée, et parvient à interroger avec humour les enjeux actuels relatifs aux bouleversements climatiques dans l’Arctique.

S’inscrivant dans un programme de médiation culturelle développé entre l’UNIL et le Théâtre de Vidy la performance À  la recherche des canards perdus prend place au sein d’un amphithéâtre universitaire, lieu familier pour certain.e.s,  empreint de nostalgie ou de conventions pour d’autres. Installé.e.s sur les bancs de l’auditoire, face à une projection PowerPoint devant laquelle trône une table de conférencier.ère, les spectateurs et spectatrices intègrent d’emblée le dispositif classique d’une conférence académique. Dans ce décor austère, quelques canards en plastique sont disséminés sur le pupitre, ce qui donne le ton du décalage absurde qui va suivre. Le performeur en chemise blanche, incarnant son propre rôle, fait son entrée avec le naturel attendrissant d’un conférencier légèrement intimidé qui s’apprête à exposer les tenants et aboutissants de son exposé.

Il nous entraîne dans une conférence d’une heure durant laquelle il expose avec fougue et beaucoup d’humour les méandres de son cheminement hypothétique. Tout son raisonnement se construit sur le présupposé selon lequel il est possible d’évaluer l’ampleur du réchauffement climatique en mesurant la vitesse de glissement de la glace. Cette hypothèse nécessite de considérer que la glace disparue en Arctique n’est pas intégralement l’effet de la fonte, mais aussi celui de son propre glissement dans la mer. La NASA est effectivement partie de ce postulat, en septembre 2008, en faisant l’expérience de lancer 90 canards de bain dans un glacier du Groenland, avec l’espoir de les voir réapparaître à la sortie, dans la baie de Disko ; les pauvres jouets étiquetés « NASA » n’ont, hélas, jamais été retrouvés. C’est sur cet événement décalé et intriguant que s’est d’abord penché Frédéric Ferrer, géographe de formation, avant de se décider à mettre en scène la démarche par laquelle il a tenté d’élucider le mystère des fameux palmipèdes : « Où sont les canards ? ».  L’assistance est accrochée aux lèvres du comédien qui nous présente le résultat de ses investigations, dans un genre apparenté au stand-up. Cartes, images animées et schémas infantiles esquissés à la craie accompagnent le public dans l’appréhension du sujet. Le performeur adopte une gestuelle expressive et caricature avec justesse son propre rôle de scientifique, par le biais d’une parole chaque soir réimprovisée. Il réussit un tour de maître en parvenant à retenir l’attention d’un public en grande partie non initié, abordant avec légèreté et limpidité l’étude d’un phénomène aussi dramatique et complexe que celui de la fonte des glaces.

Cette production révèle l’importance de la théâtralité dans la démarche de médiation scientifique. La cartographie de Ferrer, qu’il met en scène au moyen d’une « dramaturgie du PowerPoint », selon ses termes, se révèle être un outil de vulgarisation et de communication très efficace. Par ailleurs, il est réjouissant aussi de voir le théâtre enrichi d’une nouvelle dimension par un exercice interdisciplinaire fondé sur la transmission de connaissances scientifiques approfondies. Il est vrai que l’association entre la science, domaine généralement entendu comme celui de la vérité, et la mise en scène, règne de la fiction, peut paraître à première vue insolite à l’assistance, qui voit Frédéric Ferrer tourner ses thèses en ridicule. En réalité la démarche ne repose pas, dans ce cas précis, sur un travail de fond, mais de forme : il ne s’agit pas de remettre en question le bien-fondé de ses hypothèses, ou à plus grande échelle, de l’institution scientifique, mais d’explorer les opportunités qu’offre le théâtre pour les rendre accessibles.

La force de cette prestation relève peut-être de la multiplicité des casquettes de Frédéric Ferrer. Auteur, metteur en scène et comédien d’une part, géographe, enquêteur et cartographe de l’autre, il met sur pied un spectacle drôle et convaincant, effectué au croisement de ces différents domaines, et dans lequel il se glisse avec le plus grand naturel.

26 octobre 2020

Par Sarah Neu


26 octobre 2020

De la durabilité du canard en plastique au Groenland

© Frédéric Ferrer

Que faire lorsque que tout un travail de recherche se révèle inutile ? Une mise en scène, semble nous dire Frédéric Ferrer. L’ancien géographe réinjecte, dans un cycle de conférences théâtralisées réalisées dans le cadre d’une collaboration entre l’Unil et le Théâtre de Vidy, les éléments d’un travail de terrain de longue haleine, où l’humour se mêle aux réflexions scientifiques les plus sérieuses.

Bâtiment de l’Internef, vingt heures, il fait déjà nuit. Quelques étudiant.es retardataires quittent les lieux, après une journée de travail, tandis qu’arrivent les spectateur.ices, qui s’asseyent timidement aux tables de l’auditoire 363. Frédéric Ferrer, en chemise blanche, dévale les marches, s’excusant de son retard tout en commentant les appareils techniques : « Mon micro fonctionne ? Vous m’entendez ? ». Les lumières de la salle s’éteignent, pour ne laisser place qu’à quelques projecteurs, qui vont éclairer ce qui deviendra la scène. Car si, dès le début, le spectacle emprunte les codes de la conférence (PowerPoint, schémas au tableau noir, etc.) l’attitude du public semble ne laisser aucun doute : il s’agit bien d’une performance, qui va jouer de l’incertitude entre réalité et fiction. Pas d’ordinateurs sur les tables, pas de fébriles prises de notes et, très rapidement, les rires fusent. Il est néanmoins difficile, parfois, de savoir si l’enthousiasme survolté du conférencier qu’incarne Frédéric Ferrer relève vraiment du jeu d’acteur, ou de sa propre passion pour le sujet. Entre maladresse et dynamisme extravagant, il parcourt à grandes enjambées la scène de l’auditoire, dessine avec véhémence sur un tableau virtuel en faisant part d’un étonnement impétueux tout à fait communicatif.

L’Atlas de l’anthropocène se compose de six cartographies – chacune donnant lieu à une conférence – qui développent, à partir d’une question souvent absurde et dont l’intérêt semble de prime abord être anecdotique, tout un réseau de réflexions scientifiques. « L’anthropocène », un nom choisi par le météorologue Paul Crutzen pour définir la nouvelle ère géologique, postule que, depuis le XVIIIe siècle, c’est l’être humain qui impacte le plus fortement les phénomènes climatiques et terrestres. Dès lors, il n’est guère surprenant que les conférences de Frédéric Ferrer tournent autour des conséquences de l’activité humaine sur la planète.

Le contenu de cette première cartographie, intitulée « À la recherche des canards perdus », s’articule autour d’une expérience menée par la NASA : en septembre 2008, ce sont 90 canards jaunes en plastiques, dûment étiquetés, qui avaient été lâchés dans un glacier du Groenland et qui devaient fournir des données relatives au réchauffement climatique. Ils ne ressurgiront jamais à l’air libre. Frédéric Ferrer, qui avoue avoir passé quelques années de sa vie à les chercher, dresse alors un bilan. Où sont les canards ? Quelles sont les données qu’ils auraient pu dévoiler ? Serait-ce seulement utile de les retrouver maintenant ? Aucune éventualité, même de prime abord loufoque, n’est laissée de côté durant la performance d’une heure environ.

Le canard en plastique, jouet de bain universellement tenu pour futile, s’il a le mérite d’apporter une touche absurde à la réflexion scientifique, permet surtout de cristalliser nombre d’aspects aussi bien écologiques que sociopolitiques. Point de départ de la démonstration et fil rouge du spectacle, il est l’occasion d’un exposé sur les hypothèses concernant ce qu’il se passe sous les glaciers du Groenland, de réflexions sur la durabilité du plastique en milieu marin ou encore d’interrogations sur les stratégies communicationnelles de la NASA – s’agirait-il d’un « coup de pub » destiné à construire une image un peu plus fantasque de l’institution américaine ? Frédéric Ferrer s’appliquera à proposer des conjectures, non sans humour, relatives à leur disparition. Pris dans la glace ? Cachés chez des particuliers ? C’est aussi une histoire politique du Groenland et de la course à l’attribution de ces terres qui se dessine avec, en filigrane, une critique de l’interventionnisme américain depuis les années cinquante. L’impact du réchauffement climatique sur les populations locales n’est pas en reste, dans un lieu où la banquise ne se forme plus et où l’écosystème se modifie à grande vitesse.

La véracité des informations exposées est rappelée tout au long de la représentation. La frontière entre théâtre et conférence est poreuse. Plutôt que de passer de l’un à l’autre, le jeu s’entremêle à la vulgarisation la plus sérieuse. Ce que dévoile, en creux, Frédéric Ferrer, c’est le fait que le discours scientifique constitue lui aussi une mise en récit, et c’est ainsi qu’est interrogé le caractère théâtral de la présentation orale, véritable performance dont l’exercice relève évidemment de la mise en scène. Inscrite dans un programme de médiation, la démarche espère aussi promouvoir une certaine démocratisation de la science par l’art tout en cherchant à nourrir le théâtre de contenus scientifiques, afin d’explorer de nouvelles potentialités dans la création artistique.

Au-delà de ces considérations catégorielles, la collaboration entre l’Unil et le Théâtre de Vidy revisite également l’idée que pour instruire, il faut plaire, et que pour plaire, le rire est très efficace. D’un point de vue strictement scientifique, le travail de recherche que relate Frédéric Ferre semble se conclure sur un « échec ». Mais peut-on réellement parler d’expérience « ratée » lorsque celle-ci, en plus de proposer une réflexion sur les vertus des « erreurs » dans la recherche, alimente une mise en scène jouissive et riche d’informations du plus grand intérêt ?

26 octobre 2020


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