Par Simon Henein
Une critique sur le spectacle :
Danses pour une actrice (Valérie Dréville) / Concept Jérôme Bel / Comédienne Valérie Dréville / Théâtre de Vidy / du 24 septembre au 3 octobre 2020 / Plus d’infos
Le dispositif retenu par le chorégraphe Jérôme Bel pour ce solo est simple : demander à une comédienne de renom de transmettre des éléments de l’histoire de la danse au travers d’un exposé vivant, raconté en gestes et en mots sur un plateau de théâtre, avec un minimum d’artifices, pour tenter d’échapper aux leurres aveuglants de la virtuosité : soustraire la prouesse technique, ajouter le jeu théâtral et trouver la profondeur de la danse.
Tout est dit lorsqu’entre sur le plateau, passant dans le dos du technicien de salle encore en train de donner ses instructions pratiques au public, une femme en training, chaussettes blanches et sandales Birkenstock. L’espace est nu ; seules une chaise, une table avec une petite régie lumière et une gourde seront là pour soutenir ce solo qui s’annonce désertique. Sous une lumière halogène uniforme, la rencontre avec Valérie Dréville, comédienne mythique qui a joué sous la direction des plus grands metteurs en scène contemporains, se présente comme celle que nous aurions faite en venant visiter les locaux du théâtre et en tombant par hasard sur une actrice effectuant sa nième séance de travail. La voilà qui profiterait de notre visite pour nous parler de son rapport à la danse au travers de ses souvenirs et de ce qu’elle en découvre ces jours-ci au contact du chorégraphe Jérôme Bel. Celui-ci, annonce-t-elle, a choisi de lui enseigner des passages de danses du XXe siècle qu’il considère comme dotés de « l’éloquence de grands textes de la littérature théâtrale ». Elle commence par des réminiscences de ses cours de danse classique qu’elle raconte en quelques mots, puis illustre en exécutant, tant bien que mal, quelques pas de chat, sissonnes et déboulés. Une fois son haut de training déposé sur la chaise en guise de transition, elle exécute une démonstration de danse moderne sous la forme d’une improvisation datée du jour, de l’heure et du lieu que nous partageons, et qui se termine par la sonnerie de son smartphone. Elle s’adresse à nous directement pour s’assurer que nous allons bien malgré nos masques et nous explique en quoi l’attention au corps que lui apporte ce travail sur la danse donne un souffle pour l’actrice qu’elle est, nourrit son imaginaire, sa fantaisie. « Fin du prologue. » Elle consacre à présent cinq minutes pour communiquer oralement le contenu de la feuille de salle, qui par choix écologique, n’a pas été imprimée. « Nous pouvons commencer. » Elle ajuste elle-même l’intensité des lumières et entame un passage d’Isadora Duncan de 1905, une première fois en silence, puis une seconde sur la musique de Chopin. Les démonstrations continuent ainsi, évoquant Pina Bausch, Simone Forti, Kazuo Ohno et d’autres. Le final est une séquence de quelques minutes chorégraphiée par elle-même, nous dit-elle, qu’elle présente à l’avant-scène et dans lequel elle fait, debout, une lente révolution sur place dans une posture fixe, où même ses globes oculaires semblent saisis par l’immobilité. Elle termine en faisant un noir depuis la régie, puis en saluant le public à trois reprises avant de renfiler veste de training et sandales et de repartir d’où elle était venue.
La tension du spectacle vient de la relative inexpérience de la comédienne qui connaît peu le sujet aussi bien en termes théoriques ou historiques qu’en pratique. Son amateurisme assumé vient entraver les images qu’elle rapporte, ou, plus positivement, vient libérer leur contenu de leurs dimensions formelle et esthétique. Ce qu’elle évoque sur le plateau a subi un double filtrage radical explicite : d’une part celui de la sélection, par Jérôme Bel, des « grandes » chorégraphies de l’histoire de la danse – qui n’a pas été faite sans ironie, et, d’autre part, celui de la seconde main assumée par la comédienne sur un savoir qui lui a été enseigné de manière délibérément superficielle. Ainsi, des écrans opaques et déformants sont empilés volontairement entre le spectateur et les séquences originales de danse que Valérie Dréville relate – ce projet de raconter la danse disant bien tout le paradoxe du projet. Ce procédé est mené à son paroxysme lorsque la danse ne nous parvient plus que sous la forme d’onomatopées et gesticulations produites par la comédienne en train de visionner des captations vidéo sur le petit écran de son smartphone. Que reste-t-il à « voir » de la danse à travers de si épais rideaux ? Pourtant quelque chose percole encore, car si évoquer quelques gestes maladroits permet de faire revivre en nous une chorégraphie, c’est probablement le signe qu’ils portent en eux, aussi pauvres soient-ils en regard de l’œuvre, quelque chose d’essentiel, comme les gènes peuvent porter en eux la beauté d’un être vivant. Si nous avons pu « voir de la danse » sur le plateau de Vidy ce soir-là, cela ne peut-être qu’au travers de certaines de ses propriétés les plus essentielles, capables de subsister à l’hécatombe. Ces sédiments en sont la preuve. Ce travail révèle la solidité des grandes œuvres de la danse en montrant qu’elles ne se résument pas à la virtuosité de leur interprétation gestuelle ou à leur perfection formelle.
L’exercice est propre et tenu jusqu’au bout. Notre attention, agrippée à la gaucherie des gestes dont on se demande s’il faut les interpréter au sein d’une fiction jouée par l’actrice, ou comme la réalité d’une femme ingénue en la matière, reste soutenue. Si le spectacle cherche à rester sur ce fil pour questionner le hiatus entre le jeu théâtral et la danse, alors il y parvient. Mais c’est au prix du potentiel qu’il aurait eu de nous émouvoir. En effet, le contrat que signe le comédien avec le public sur le mode du jeu est différent de celui que signe le danseur, qui ne repose précisément pas sur l’écart entre l’intention du geste et son exécution. Naviguer de manière ambiguë entre ces deux pactes crée une tension intellectuellement intéressante, mais fait de la vulnérabilité de l’actrice, que la situation de danse aurait pu exposer de façon féconde, un rôle comme un autre : elle joue la maladroite ou fait semblant d’improviser. Si, au lieu de rester sur cette ambivalence, elle avait dansé comme l’ont fait par exemple les danseurs amateurs de la pièce Gala (J. Bel, 2015), ou les personnes en situation de handicap de la pièce Disabled Theater (J. Bel, 2012), elle aurait pu nous entraîner avec elle plus en profondeur dans le grand écart qu’elle s’est risquée à vivre sous nos yeux sur scène, celui de tenter de jouer comme on danse. Nous aurions alors d’autant mieux perçu le contraste entre danse et théâtre, entre physicalité et imaginaire, entre mouvement et parole, ainsi que la virtuosité théâtrale de Valérie Dréville, manifeste sur la scène – et présupposée par le spectacle.