À l’heure du confinement…
Dans le contexte de fermeture des théâtres, entre mars et juin 2020, les étudiant·e·s de l’Atelier critique et de La Manufacture ont été invités à travailler sur des captations de spectacles créés ou joués en Suisse romande. C’est l’occasion pour l’Atelier critique de promouvoir les sites des compagnies, des théâtres et de certains réseaux de…
Une critique sur la captation du spectacle :
Sekunden später (zog sich die Gestalt in die Schatten zurück) / Cie Nicole Seiler / du 7 au 12 mars 2017 / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / Captation Détours Film – Bastien Genoux / Visible sur le site de la compagnie, URL : https://www.nicoleseiler.com/fr/download/ ou sur Viméo : URL : https://vimeo.com/219090322
Printemps 2020
Par Bénédicte Amsler Denogent (La Manufacture)
Sekunden später
Avec Sekunden Später … zog sich die Gestalt in die Schatten zurück, Nicole Seiler nous plonge le temps d’une heure dans un spectacle chorégraphié porté par la voix de Séverine Skierski ainsi que par les mouvements des deux performeurs – danseurs – Anne Delahaye et Christophe Jaquet. Nicole Seiler s’intéresse à la dualité entre l’image réelle et virtuelle, à la relation entre le visuel et l’auditif et tente, grâce à la réflexion sur les moyens technologiques qui nourrit son travail, de montrer l’invisible, de convoquer l’imaginaire et de faire apparaître les fantômes du passé sur la scène. Pour cela, elle explore en particulier la force de suggestion d’un procédé utilisé pour personnes malvoyantes : l’audiodescription.
« Deux rideaux de velours Puccini descendent à l’aplomb du sol. Leurs trajectoires sont perpendiculaires et leur croisement distant. » Tels sont les premiers mots qui résonnent à l’ouverture de Sekunden später, prononcés par cette Voix off qui accompagnera le spectateur. Elle poursuit en décrivant précisément le décor ainsi que son éclairage. Puis « un homme et une femme entrent dans l’espace ». Leur apparence, leurs vêtements, chacun de leurs gestes seront dépeints avec la même minutie. La femme et l’homme marchent, traversent l’espace, pivotent de gauche à droite, se rapprochent, s’éloignent, esquissent tantôt des mouvements de bras saccadés – des « amorces de battements d’aile » – tantôt des mouvements de balance ou en spirale, permettant à la danse d’apparaître et aux gestes de s’harmoniser. Puis la lumière blanche, présente depuis le début du spectacle, baisse en intensité laissant les ombres des deux comédiens, auparavant imperceptibles, apparaître sur les rideaux de velours et sur la moquette grise du sol. Les corps ne sont plus seuls : ils partagent désormais le plateau avec leurs ombres.
Mais la Voix, souvent abrupte, se sépare progressivement de ce qui est visible sur scène créant ainsi une tension entre l’image et le texte didascalique. Ensuite c’est l’image elle-même qui grésille aux yeux du spectateur : les ombres projetées ne correspondent plus aux deux corps présents. Elles sont en retard sur les mouvements des comédiens et trop nombreuses sur le plateau. De plus en plus, entre les ombres et les corps, la dissociation se fait sentir. L’angoisse prend alors le spectateur : à qui appartiennent toutes ces ombres ? Sont-elles seulement en retard – ou en avance ? Convoquent-elles des figures absentes ? Des souvenirs ? Des désirs ? Nicole Seiler parvient à tracer une fine limite entre l’absence et la présence et le spectateur est ainsi bercé entre ce qui lui est donné de voir et ce qu’il ne voit plus.
Puis les deux performeurs s’immobilisent debout, face aux rideaux de velours Puccini, face à leurs ombres, qui, elles, n’en finissent pas de danser : elles envahissent l’espace. La Voix continue de décrire des mouvements, peut-être même dicte-t-elle des gestes, que les performeurs n’exécutent plus, jusqu’à ce qu’un bruit fracassant vienne imposer un noir plateau. En réapparaissant, la lumière blanche dévoile les corps de l’homme et de la femme inertes, couchés par terre. Deux empreintes de pas s’avancent alors seules sur la moquette grise. Deux, puis quatre, puis des dizaines qui recouvrent le sol et les deux comédiens de traces noires. Les traces devenant presque rats ou insectes rongeant les morts. Les ombres comme prenant possession du vivant. Dévorant le vivant. L’engloutissant.
A moins que – peut-être – ces marques ne retracent l’itinéraire exact des déplacements de cette heure de spectacle et de ses répétitions. Comme des souvenirs, des empreintes de l’éphémère, des inscriptions de ce qui a été sur les surfaces photosensibles de la scène. Une preuve que le spectacle a eu lieu, que la vie s’est réellement passée. L’ombre comme rappel, photographie, archive, gravure, comme symbole du souvenir.
Poème sensible pour l’absent, pour l’éphémère, pour ce que l’on ne voudrait pas oublier ; c’est la question importante de la mémoire qui touche au sortir de ce spectacle – ou à la fin de cette captation, n’amoindrissant curieusement en rien la force du questionnement : comment va-t-on se souvenir de cette heure qui a, comme les corps, disparu dans l’ombre (zog sich die Gestalt in die Schatten zurück) ? Comment va-t-on se souvenir de sa vie ? Les traces de notre passage sur cette terre restent-elles éternellement inscrites quelque part ? Le geste que je produis a-t-il déjà été fait ? Ne suis-je moi-même qu’un fantôme, que l’ombre, que l’incarnation éphémère de la description d’un autre ?
Printemps 2020
Par Bénédicte Amsler Denogent (La Manufacture)
Une critique sur la captation du spectacle :
Phèdre ! / Texte de François Gremaud / D’après Jean Racine / Mise en scène de François Gremaud / Théâtre de Vidy / en ligne jusqu’au 30 décembre 2020 / Réalisation de Simranjit Singh / https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Phedre22659/ ensavoirplus/idcontent/104846
Printemps 2020
Par Judith Marchal
Phèdre !
Seul en scène, le comédien Romain Daroles joue celui qui s’apprête à parler de Phèdre !, une comédie contemporaine, mettant en scène une façon d’orateur qui raconte, « d’une façon plus ou moins enjouée », la tragédie Phèdre de Jean Racine, qu’il finira par interpréter. De quoi passer un moment divertissant et instructif en compagnie du comédien, qui excelle dans tous ses rôles. Le spectacle de François Gremaud, créé en 2018 au Théâtre de Vidy, est accessible en ligne jusqu’à la fin de l’Seul en scène, le comédien Romain Daroles joue celui qui s’apprête à parler de Phèdre !, une comédie contemporaine, mettant en scène une façon d’orateur qui raconte, « d’une façon plus ou moins enjouée », la tragédie Phèdre de Jean Racine, qu’il finira par interpréter. De quoi passer un moment divertissant et instructif en compagnie du comédien, qui excelle dans tous ses rôles. Le spectacle de François Gremaud, créé en 2018 au Théâtre de Vidy, est accessible en ligne jusqu’à la fin de l’année.
En cette période étrange durant laquelle les portes des salles de spectacle demeurent désespérément closes, le théâtre tente de continuer d’exister à travers les écrans. Bien que l’ambiance si particulière de la salle de spectacle manque cruellement durant le visionnage, les nombreuses captations mises à disposition en ligne sont une porte ouverte sur de belles découvertes. Tel est le cas de Phèdre !, un spectacle créé au Théâtre de Vidy en 2018 et qui avait été encensé lors du Festival d’Avignon en 2019.
L’intriguant point d’exclamation, dans le titre, s’éclaire très vite : ce n’est pas une énième actualisation de la pièce classique de Jean Racine qui se joue devant nos yeux – ou derrière notre écran. Dirigé par François Gremaud, le jeune comédien Romain Daroles transforme la tragédie de 1677 en véritable comédie à travers un monologue dynamique qui durera, comme il l’annonce d’emblée, précisément une heure et quarante minutes.
L’entrée de Romain Daroles, livre en main, sur un plateau que n’occupe qu’une simple table blanche posée sur un sol blanc, laisse d’abord penser que s’engagera une conférence sur Phèdre. Mais au fil des jeux de mots, des détours et des clins d’œils à des chansons populaires – qui, bien que parfois faciles, sont toujours bienvenus –, le comédien entraîne peu à peu le public au cœur même de la pièce, qu’il finit par raconter et, de plus en plus, jouer, en se glissant dans la peau des différents protagonistes. Entre conférencier et interprète, Romain Daroles offre un spectacle amusant et plein d’énergie, qui réussit la prouesse remarquable de tenir son public en haleine, alors même que l’acteur se retrouve coincé à l’intérieur d’un écran.
Sur un ton qui ne cesse de faire sourire, le comédien se lance dans un panorama généalogique de la mythologie antique, racontant en plusieurs épisodes les aventures rocambolesques des ancêtres de Phèdre. À tout moment, enthousiaste, il s’interrompt pour souligner la beauté des alexandrins de Racine et apporter des explications sur certaines notions du théâtre grec antique et sur les théories d’Aristote.
Romain Daroles en vient finalement à jouer l’ensemble des huit personnages. Avec son livre comme seul élément de costume, qui servira aussi bien à représenter la barbe de Théramène que la couronne de Phèdre, la tunique de Thésée ou la mèche d’Hippolyte – « parce qu’il est jeune » –, le comédien apporte à chacun de ses rôles quelques traits délicieux. Nous retrouvons ainsi une Oenone à l’accent du sud, un Thésée aux allures de rockeur rappelant un peu Johnny Hallyday, un Théramène âgé et constamment essoufflé, ou encore une Panope à la gestuelle aguicheuse. Tandis que Racine n’offrait qu’un rôle tout à fait secondaire à cette dernière, le spectacle s’amuse de cette inutilité et la rend comique en créant un personnage en relief, dont on attend impatiemment les entrées.
Le véritable point fort de ce spectacle se situe dans sa structure générale. En entrant sur scène, Romain Daroles annonce qu’il s’apprête à jouer une pièce contemporaine appelée Phèdre !, dans laquelle un comédien prétend jouer une pièce contemporaine qui porte ce titre… et finit par rejouer la Phèdre de Racine. La mise en abyme atteint son apogée lors de la distribution au public du texte de Phèdre ! à la fin de la représentation. On y découvre que les dernières paroles de Romain Daroles elles-mêmes, qui expliquent ce qu’il a fait durant le spectacle mais aussi ce qu’il est en train de dire en direct et qui semble parfaitement improvisé, y sont notées en toutes lettres. Un véritable coup de génie, une construction à la Inception dans laquelle il devient difficile de démêler le vrai du faux, le Phèdre du Phèdre !
Si plusieurs des personnages meurent à la fin – c’est annoncé dès le début – François Gremaud réussit à transformer la tragédie Phèdre en Phèdre !, une comédie contemporaine pétillante. Un processus similaire à celui des Fondateurs, qui revisitaient en début d’année sur le mode burlesque le Tartuffe et le Dom Juan de Molière. Il semblerait que, ces derniers temps, la scène romande offre l’opportunité de redécouvrir joyeusement quelques-unes des œuvres majeures du répertoire classique français.
Printemps 2020
Par Judith Marchal
Une critique sur la captation du spectacle :
Ne plus rien dire / Texte et mise en scène de Joël Maillard / Captation vidéo : Alexandre Morel, Gwennaël Bolomey. Disponible sur le site de la compagnie SNAUT, URL : https://www.snaut.ch/ne-plus-rien-dire/ ou sur Viméo, URL : https://vimeo.com/117405187
Printemps 2020
Par Angèle Arnaud (La Manufacture)
Ne plus rien dire
Après Rien voir, pièce dans le noir pour deux spectateurs, et avant Pas grand-chose plutôt que rien, une accumulation de pas-tout-à-fait rien, Ne plus rien dire, « monologue pour un cercle de parole », s’inscrit lui aussi dans un projet plus vaste : le Cycle des rien. Créé en 2012 dans la salle de l’ancien Cinéma Eldorado à Lausanne, le spectacle fut repris en 2014, entre autres, à La Chaux-de-Fonds au Centre de culture ABC (Temple Allemand) ; c’est là, le 14 novembre, qu’une représentation fut filmée.
Entre les murs décrépis du Temple Allemand, sur le parquet en bois, on entend claquer les talons, les chaises qui s’entrechoquent, le brouhaha habituel d’un début du spectacle. Les spectateurs sont assis en cercle, inscrits au cœur du dispositif scénique. Installée sur l’une des chaises, une femme (Joëlle Fontannaz) prend la parole pour présenter son « projet » ; elle permet au public de comprendre qu’il forme un cercle de parole où chacun est invité à raconter l’histoire d’un « inachèvement ». La femme tire d’un grand cabas en plastique une boîte en fer dont elle fait sauter le couvercle maladroitement. La boîte rappelle les boîtes à biscuits de l’artiste plasticien Christian Boltanski, qui disait, à propos de son œuvre Les archives (1965-1988), « garder une trace de tous les instants de notre vie, de tous les objets qui nous ont côtoyés, de tout ce que nous avons dit et de ce qui a été dit autour de nous ». Ici, il s’agit des archives, (une cassette audio, des cartes postales, des manuscrits, des dessins) et des souvenirs partagés avec un autre personnage (« il »). Qui est « il » ? Un homme qui a décidé de quitter le monde. Pas de manière brutale en se donnant la mort, mais lentement en « dégradant » petit à petit les liens qui l’unissent au monde et aux autres. Cesser de parler fait partie de ce processus.
Deux personnages – « il » le muet, prétendument absent, et « elle », la narratrice qui l’a connu – réduits à des pronoms, comme chez Nathalie Sarraute ou Jon Fosse, comme chez Samuel Beckett surtout dont Joël Maillard est un admirateur inconditionnel. « Elle », narratrice du néant, vient ici pour dire celui qui n’a plus de voix, pour témoigner et essayer de donner sens à son entreprise. Éclairé par une douche de lumière, « il » (Jean-Nicolas Dafflon) apparaît lentement au milieu du spectacle ; il était assis là, dans le cercle, depuis le début. La femme porte la seule voix du texte mais elle n’est pas la seule en scène puisqu’elle est accompagnée par ce « il » muet, mais aussi par la technique scénique. À plusieurs reprises, le mutisme prend en effet la forme d’une musique, d’une amplification sonore, d’une variation d’éclairage. L’homme n’a plus de voix mais il a un corps, mis en lumières, en sons, en images, en écritures et en objets (grâce aux contributions de Sarah André, Christian Bovey, Chiara Petrini et Vincent Deblüe).
Durant cette pièce sans dialogue, le drama au sens aristotélicien est absent, ou au moins suspendu. Certes, il y a le projet de cet homme, mais rien ne se réalise. À défaut de péripéties ou d’éléments perturbateurs, le dispositif scénique agit comme une lentille grossissante : l’intime prend de l’importance au sortir des boîtes de Pandore. L’histoire portée par la narratrice est faite d’une série de petites fables ou d’exercices de disparition : instructions, actions, scénarios, happenings qui évoquent les avant-gardes (dada, le surréalisme, Fluxus…). Au fil des documents qu’elle puise dans son sac, la comédienne captive peu à peu le cercle de parole. Elle joue avec la distance réduite qui la sépare de ses voisins, fait des pauses, plonge son regard dans les yeux d’un interlocuteur de hasard.
Voilà que l’homme muet se lève et commence à disposer le contenu des boîtes dans l’espace. Les fragments d’un récit discontinu entrent ainsi dans une composition chaque soir différente (comme en témoignent les images du générique de fin de la captation). C’est finalement une installation, entre art contemporain et art brut, qui se crée dans l’espace délimité par le cercle de parole ; une carte mentale que l’homme muet construit et partage en direct et dans laquelle les spectateurs n’hésiteront pas à vagabonder, une fois les applaudissements terminés. On peut y voir aussi le labyrinthe mental de Joël Maillard lui-même – assis sur l’une des chaises – et la mise en scène de sa propre recherche. Une recherche du rien par le rien, de l’art par le petit, du théâtre par le vide.
Malgré la dernière vision donnée au spectateur, celle d’un effondrement des murs qui l’entourent, ce n’est pas un « message » ou une « prophétie » que Joël Maillard cherche à imposer. Il propose de déplacer le regard du spectateur, de lui donner un autre point de vue sur la vie et surtout sur le théâtre. Refusant le spectaculaire au sens de ce qui est grandiose, mais choisissant de transmettre une histoire qui permet moins de comprendre, que de prendre avec soi, voire de prendre pour soi. Car finalement, c’est un récit sans fin qui est donné à voir puisque « c’est jamais fini, il faut toujours recommencer à chaque minute tu dois continuer à ne plus rien dire et plus le temps passe plus la parole menace ». Une occasion de s’observer, de rêver et de se questionner sur son propre silence de spectateur.
Printemps 2020
Par Angèle Arnaud (La Manufacture)
Une critique sur la captation du spectacle :
On va tout dallasser Pamela / Texte et mise en scène de Marielle Pinsard / Captation vidéo : Matthieu Moerlen (Mr Jadis, Maison de production), Disponible sur Viméo, URL : https://vimeo.com/198837568/05e9ed2d60
Printemps 2020
Par Lou Golaz (La Manufacture)
On va tout dallasser Pamela
Avec On va tout dallasser Pamela, l’auteure et metteure en scène Marielle Pinsard propose un spectacle déjanté et haut en couleur sur la drague « à l’africaine ». Ce n’est pas la première fois qu’elle s’attache à confronter les deux cultures occidentales et africaines, avec un ton humoristique, tranchant, parfois cynique, plaçant l’audience face à ses préjugés et à sa bonne conscience. La création eut lieu en 2016 au Théâtre de Vidy à Lausanne et le spectacle tourna ensuite au Théâtre Saint-Gervais de Genève ainsi qu’au Théâtre du Tarmac à Paris (co-producteurs du spectacle avec Vidy). La captation a été tournée au Tarmac, au mois de décembre 2016.
Le désir de créer ce spectacle est né en 2007 au cours d’un voyage effectué par Marielle Pinsard au Burkina Fasso dans le but de monter un projet autour de « l’homme et la bête ». Comme elle ne manque pas de se faire draguer à cette occasion, elle s’intéresse instantanément à la franchise du langage et des méthodes d’approche. Pour composer l’équipe de On va tout dallasser Pamela, Marielle Pinsard s’est plus tard rendue au Bénin, au Cameroun, en Côte d’Ivoire…. Elle rassemble ainsi deux comédiennes et quatre comédiens africains, un DJ belge et une danseuse suisse allemande, qui vont tous contribuer, par leurs improvisations, à l’écriture du spectacle. Celui-ci se présente comme une œuvre collective composé de séquences de témoignages, de danses, de chœurs et de musiques.
La scénographie est dominée par une immense tête de singe, noire et brillante, cubiste et high-tech ; elle a des yeux rouges lumineux et une gueule qui parfois s’ouvre au gré de la musique. À son sommet, DJ Fessé le Singe est perché avec ses platines. Des standers sont placés à jardin et à cour, très utilisés car les comédien·ne·s ne cessent de se changer pour arborer toutes sortes de costumes colorés et « clichés ». La tête de singe monumentale est placée au lointain, offrant une large place aux performances. Le spectacle est en effet découpé en séquences qui mettent chacune à l’honneur un·e comédien·ne qui se présente, raconte une anecdote personnelle, transmet un vocabulaire de façon didactique, décrit des pratiques. En ouverture, DJ Fessé le Singe, en peignoir rouge, chapka de fourrure et Adidas, dans une chorégraphie savante, se fait mettre des claques aux fesses. Chamané, de Marseille, parle ensuite de broutage (l’arnaque sur le net) ; Tichou le duc du Nouchi (la langue de la drague dans les rues d’Abidjan) ; Carol des jeux de regard et des attributs vestimentaires. Les transitions musicales entre les séquences sont particulièrement soignées, si bien que la tension et l’attention ne retombent pas. L’atmosphère joyeuse et solaire du début change avec la séquence, plus angoissante, de Nina, la comédienne suisse allemande. Le spectacle s’aventure alors sur les terrains délicats du métissage, du mariage mixte et des aprioris culturels. Le foisonnement et l’explosivité du début sont toujours là, mais la violence sous-jacente à la drague se déploie : dégradation de la femme, racisme, manipulation, viol. Le spectacle commence à tanguer entre atmosphère détendue et constat dérangeant sur l’état des relations hommes-femmes, Occidentaux-Africains. Sur un rythme irréprochable, Marielle Pinsard construit le portrait fragmenté d’une Afrique qui drague, qui « broute », qui viole, qui entourloupe, le tout avec une inventivité et une classe sans pareille et sur fond de guerre et de dette coloniale.
Dans le tableau final, il y a trop de costumes, trop de sons, trop de lumières, trop de mouvements, trop d’effets ! C’est l’enlisement de la machine même du spectacle et de son esthétique. Dans un climax interminable qui confine à l’insupportable, la silhouette de Carol, en robe traditionnelle et coiffe d’escrime, pieds nus, erre au lointain. Elle traverse le plateau avec lenteur, contraignant progressivement la musique à s’atténuer ; toute la distribution est attirée à sa suite dans une sorte de procession alors que monte la sublime chanson « Strange Fruit » chantée par Nina Simone. Cette fin transporte toute l’effusion accumulée au travers du spectacle dans la déchirante beauté de cette chanson emblématique du combat pour la défense des droits civiques dans les années 1960. Par sa puissance dénuée de tout artifice, cette voix donne du sens à toutes les séquences précédentes et termine un spectacle effervescent dans la douleur et le calme.
Printemps 2020
Par Lou Golaz (La Manufacture)
Une critique sur la captation du spectacle :
Please, continue (Hamlet) / Conception Roger Bernat et Yan Duyvendak / Captation vidéo : videocraft.ch / Disponible sur le site de la compagnie Yan Duyvendak, URL : https://duyvendak.com/works/all/videos. Voir aussi Le Cas Hamlet, documentaire de David Daurier, URL : https://vimeo.com/132149907.
Printemps 2020
Par Arcadi Radeff (La Manufacture)
Please, continue (Hamlet)
Avec On va tout dallasser Pamela, l’auteure et metteure en scène Marielle Pinsard propose un spectacle déjanté et haut en couleur sur la drague « à l’africaine ». Ce n’est pas la première fois qu’elle s’attache à confronter les deux cultures occidentales et africaines, avec un ton humoristique, tranchant, parfois cynique, plaçant l’audience face à ses préjugés et à sa bonne conscience. La création eut lieu en 2016 au Théâtre de Vidy à Lausanne et le spectacle tourna ensuite au Théâtre Saint-Gervais de Genève ainsi qu’au Théâtre du Tarmac à Paris (co-producteurs du spectacle avec Vidy). La captation a été tournée au Tarmac, au mois de décembre 2Please, continue (Hamlet) a été créé le 8 novembre 2011 au Théâtre du Grütli, à Genève. Depuis, la pièce ne cesse de tourner un peu partout dans le monde. (La captation mise à disposition sur le site de la compagnie a été tournée le 2 octobre 2012, au Tribunal de commerce de Marseille.) Le titre du spectacle reste marqué, à son origine, par les documentaires sur les procès militaires du camp de Guantanamo. Yan Duyvendak se rappelle que « les juges n’arrêtaient pas de répéter à ces pauvres types, qui pour la plupart ne parlaient même pas anglais, please, continue ! ». Au cours du processus de création, la critique de la « justice d’exception » a fait place à un questionnement sur la justice ordinaire.
En 2009, à Genève, dernier canton où il existait encore, la population approuve à 64,2% des voix l’abolition du jury populaire. En 2011, alors que le nouveau code de procédure pénale suisse unifié est introduit, Yan Duyvendak et Roger Bernat mettent les jurés à l’honneur dans un spectacle qui s’inspire des mock trials (procès simulés). À l’occasion de chaque représentation, de vrais acteurs du monde judiciaire de la région sont invités à juger Hamlet. Dans le dossier de presse, on peut lire : « Dans une banlieue défavorisée, lors d’une fête de mariage, un jeune homme tue le père de sa petite amie. Seule une personne est témoin de la scène : la mère du jeune homme. Presque trois ans plus tard, le procès s’ouvre. Pour préserver l’anonymat des personnes mises en cause, leurs noms ont été remplacés par des noms de fiction : le prévenu s’appelle Hamlet ; la victime Polonius ; la plaignante et désormais ex-petite amie du prévenu Ophélie ; la mère Gertrude. Hamlet jure que c’est un accident et plaide l’homicide involontaire. De son côté, Ophélie souhaite obtenir la peine maximale pour le meurtrier de son défunt père. » En termes de processus de création, bien sûr, c’est l’épisode de l’Acte III du Hamlet de Shakespeare qui a été transformé en fait divers.
Le spectacle rassemble dix acteurs : le président, l’avocat général, l’avocat de la défense, l’avocat de la partie civile, l’huissier, l’expert psychiatre, l’expert médico-légal (facultatif) et trois comédiens professionnels qui interprètent Gertrude, Ophélie et Hamlet. Pendant les trois heures que durera la « représentation » du procès, ils vont s’affronter autour d’un dossier d’instruction composé de procès-verbaux, d’expertises psychiatriques, de photographies du lieu du crime, d’un rapport du médecin légiste… L’affaire recèle de nombreuses lacunes, contradictions, quasi invraisemblances sciemment forgées par les artistes pour interdire toute évidence. Le public n’ayant pas accès au dossier se forgera un avis sur la capacité des dix acteurs à imposer leur version des événements, à convaincre par la puissance de leur performance. À chaque représentation, les personnalités s’adaptent les unes aux autres, les questions et les réponses s’improvisent sur la base d’un dossier partagé.
Au début du spectacle, Yan Duyvendak explicite les règles du jeu et annonce qu’on déléguera le choix du verdict à une dizaine de personnes tirées au sort dans le public. Les spectateurs sont donc non seulement invités à réagir émotionnellement au spectacle du procès, mais aussi à unir leurs efforts cognitifs à ceux des magistrats et des comédiens. Ici, la justice est montrée comme une action humaine, administrée par un fragile ensemble d’individus réunis par le hasard. On ne rêve pas à la Justice idéale, on vise une justice possible, une justice suffisamment bonne. Rappelons que dans la pièce de Shakespeare, Hamlet est condamné à mort sans jugement (lui-même ignore la sentence dont le roi délègue l’exécution à son allié anglais). Please, continue (Hamlet) offre l’occasion de réparer ce jugement expéditif et d’évaluer en conscience un acte qui ne fait dans la tragédie l’objet d’aucun examen.
À l’inverse de beaucoup de spectacles « à messages » se voulant politiques en prêchant des convaincus, celui-ci offre réellement une expérience politique à ses spectateurs en les mettant aux prises avec l’imprévisibilité des actions et l’inaccessibilité des intentions humaines. À la fin de la soirée, Yan Duyvendak énumère, après l’annonce du verdict, les décisions des jurys précédents : elles varient de l’acquittement à la condamnation à douze ans d’emprisonnement. À ceux qui s’indigneraient d’une telle diversité, rappelons que chaque soir, au gré des improvisations, c’est un autre « Hamlet » qui est jugé.
Printemps 2020
Par Arcadi Radeff (La Manufacture)
Une critique sur la captation du spectacle :
Nous/1 / Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / Cie Jours tranquilles / du 12 au 24 février 2019 / Théâtre 2.21 / Captation Marc Olivetta / Disponible sur le site de la compagnie, URL : http://jourstranquilles.com/ et sur Viméo, URL : https://vimeo.com/323697062. Voir aussi le documentaire Sémiopathe, URL : https://vimeo.com/330065261.
Printemps 2020
Par Délia Antonio (La Manufacture)
Nous/1
Le 13 juin 2016, Fabrice Gorgerat a été intimement secoué par l’annonce du massacre d’Orlando (la nuit du 12 juin, 49 personnes ont été tuées dans une boîte de nuit gay). Le lendemain, la police annonçait que le tueur était « un homosexuel refoulé ». Fabrice Gorgerat raconte qu’il s’est senti, dans un premier temps, rassuré par cette explication, avant de réaliser à quel point cette réaction était motivée par un « réflexe d’autoprotection » alors qu’il fallait, tout au contraire, accepter l’angoisse et résister aux explications simples. Le projet Nous/1 était en train de naître.
Du 12 au 24 février 2019, Nous/1 a été créé au Théâtre 2.21 à Lausanne ; le spectacle devait être repris du 16 au 20 mars 2020 au Théâtre du Grütli à Genève. La captation mise en ligne sur le site de la compagnie a été filmée le 20 février au 2.21. Lors de séances d’improvisation collectives, les performeurs ont entrepris un lourd travail d’incorporation du meurtrier, des victimes et des (télé)spectateurs ; puis la décision a été prise de confier à chacun·e la responsabilité d’une partie du spectacle. Celui-ci est donc découpé en quatre soli autonomes présentant une autre manière de vivre et de sonder l’événement d’Orlando.
Le premier solo, « 1. Cédric », est un texte écrit et interprété par le comédien Cédric Leproust. Après avoir fait part au public de son incapacité à comprendre les motivations du tueur, il raconte un épisode de son enfance. Un jour, sans savoir pourquoi, il a saisi une poule par les pattes, l’a frappée contre un mur à de nombreuses reprises, l’a achevée avec une fourche, puis il en a saisi une autre… puis une autre… Devant les yeux des spectateurs, le personnage en gilet tricoté se transforme en tueur. Tuer des poules, tuer des hommes, qu’est-ce que cela a de commun ? Le faisceau de lumière se referme sur lui. La question résonne dans le noir.
Le deuxième solo « 2. Fiamma » est une performance trash à la Paul McCarthy. Le décor décentré se compose d’une table, avec un ordinateur portable, une pizza dans un carton et des accessoires dans un tiroir ; le tout sera utilisé afin de créer des images filmées en direct par la caméra de l’ordinateur. Fiamma Camesi se maquille, se déguise et danse devant son écran, sur fond de house music. Ses doigts transforment la pizza en piste de danse festive et progressivement en scène de tuerie. Le public, dont le regard oscille entre corps de profil à jardin et gros plans projetés au fond de la scène, est le voyeur de la fabrique d’un scénario pervers.
La troisième partie, « 3. Ben », est une chorégraphie du danseur de hip-hop Ben Fury. Des phrases défilent sur le mur, dans le noir et le silence. Le texte raconte le témoignage d’un blessé, couché sur la piste de danse, qui concentre toute son attention sur la nappe liquide tiède puis glacée qui recouvre le sol. Éclairé par une douche de lumière et accompagné d’une musique house, le danseur représente un corps qui danse, tombe, se relève ; ses gestes sont brefs, ses mouvements précis, saccadés, quasi abstraits – son visage reste inexpressif, comme s’il était à la fois un danseur et tous les danseurs, les vivants et les morts.
Dans la quatrième et dernière séquence, « 4. Albert », Albert Ibokwe Khoza est assis dans un grand fauteuil face public. La projection de films documentaires tatoue son corps imposant d’oiseaux, de reptiles et de fleurs, créant une chimère magnifique et sur scène comme une installation vidéo. Aux sons brouillés de chaînes d’infos, il mange, boit et fume avec une grâce infinie. Enfin, il rompt le quatrième mur et, d’une voix douce, accuse les spectateurs d’être coupables de tout (du réchauffement climatique, des discriminations, de la pauvreté, du 11 septembre…) mais tout à la fois de ne rien contrôler du tout. Souriant toujours, il termine avec ces mots : « I’m fine… but you, you my friends, are fucked !».
Sur la base des improvisations de ses performeurs, Fabrice Gorgerat présente une composition aux arêtes vives. Comme dans ses spectacles précédents, le corps est dans tous ses états, la performance est interdisciplinaire, mais l’assemblage des quatre angles (qu’il appelle dans un entretien des « plaques ») permet d’avoir accès à quatre manières de ressentir dans sa chair l’absurdité du massacre : celui de Cédric se raconte en tueur fou, Fiamma se fantasme en meurtrier médiatique, Ben montre le corps bridé des victimes et Albert philosophe comme un Bouddha. Le spectateur n’aura pas de réponse à la question « pourquoi cet attentat ? ». Il est invité à entrer en résonance avec le corps de tous les acteurs de l’événement, de tous les acteurs du spectacle et à réaliser, au plus profond de lui, comme le dit posément Albert, that, one day, we’re all gonna die.
Printemps 2020
Par Délia Antonio (La Manufacture)
Une critique sur la captation du spectacle :
Nous/1 / Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / Cie Jours tranquilles / du 12 au 24 février 2019 / Théâtre 2.21 / Captation Marc Olivetta / Disponible sur le site de la compagnie, URL : http://jourstranquilles.com/ et sur Viméo, URL : https://vimeo.com/323697062. Voir aussi le documentaire Sémiopathe, URL : https://vimeo.com/330065261.
Printemps 2020
Par Michaël Rolli
Nous/1
En 2016, un homme ouvre le feu dans une boîte de nuit LGBTQI+ d’Orlando, faisant cinquante morts. La monstruosité de cet acte est le point de départ de Nous/1, créé par Fabrice Gorgerat en 2019. Y sont évoqués l’horreur des attentats et l’horreur d’une civilisation ou plutôt d’une humanité perdue, déchue, que l’on peine à saisir. Comment comprendre de tels actes ? Comment les justifier ? Ce sont là les questions centrales qui forment cet ensemble de quatre performances faisant appel à des média différents.
C’est au Théâtre 2.21 à Lausanne que Nous/1 a été créée. C’est là que le spectacle a également été filmé le 20 février 2020, les représentations prévues ailleurs la même année, notamment au Grütli à Genève, ayant été annulées en raison des conditions sanitaires. L’élément déclencheur de ce travail est l’attentat de 2016 dans une boîte de nuit à Orlando, lors duquel cinquante personnes ont perdu la vie. Fabrice Gorgerat et les comédiens qui participent au projet tentent de réfléchir à cet acte à l’aide d’improvisations, qui donneront vie aux différentes actions de chaque comédien. Comment le comprendre ? Comment se mettre à la place de l’assaillant ? Ou encore, comment le vivre ? Le spectacle se construit petit à petit et prend vie autour de quatre performances très différentes, qui réfléchissent le même thème : l’horreur.
Le spectacle, interprété par la Compagnie Les Jours Tranquilles, se caractérise par son approche nouvelle et éclectique de la performance théâtrale. Donnant carte blanche aux différent.es.s comédien.nes, l’exercice se veut libre dans l’interprétation qu’il propose. Grâce à la pratique d’improvisation initiale, chacun.une des artistes a pu trouver sa façon propre d’exprimer et de transmettre ce qu’il a ressenti. Différentes formes sont mobilisées, du monologue aux medias numériques, en passant par la danse. Le spectacle d’une petite heure est une richesse d’idées novatrices.
Cédric (Leproust) ouvre le spectacle. À travers un monologue puissant, adressé au public, il s’interroge sur l’acte de l’assaillant. La démarche est paradoxale, en ce qu’elle cherche à trouver une explication à l’horreur et à la mettre en mots. On retiendra la violence de ses paroles et de son souvenir d’enfance, lorsqu’il tuait les poules : « J’ai tué des poules comme il a tué des pédés ». Le comédien, auteur de ce texte, le prononce avec une certaine difficulté, une crainte et une douleur très personnelles – il déclare d’ailleurs être lui-même concerné en tant qu’ homosexuel – qui le rendent profondément bouleversant.
Fiamma Camesi s’amuse avec la technologie, utilisant la webcam intégrée à même son ordinateur et la vidéo d’un concert live dont elle ne gardera que l’audio. Assise à une table en avant-scène, elle danse devant sa caméra (dont l’image est projetée en arrière-scène). Elle rejoue des scènes d’insouciance, de jeunesse et d’amusement : elle danse, s’accroche des bandeaux dans les cheveux, manipule des gyrophares – qui rappellent les lumières de boîte de nuit – et peu à peu se déguise en meurtrier. L’instant de folie est interrompu brusquement. Seuls les gyrophares restent sur la table. La musique est coupée. Des enregistrements d’appels de détresse à la police inondent l’espace. Entre isolement et folie, cette performance ne nous laisse pas indifférents.
Dans des mouvements frénétiques, comme possédé par des spasmes de douleurs, Ben (Fleury) danse ensuite sur une musique oppressante, faite d’à-coups électroniques. Le corps dit tout. Faiblement éclairés par un spot unique, les mouvements du comédien font écho au texte projeté avant le début de sa chorégraphie : baigné dans une flaque de bière, il se décrit le bras déchiré, se vidant de son sang et s’imbibant de bière. Ses gestes reforment le texte et les mots la chorégraphie. De petits mouvements de tête brusques, des spasmes et son bras qui semble chercher à quitter son corps forment, ici, une poésie visuelle et macabre.
La pièce se clôt sur Albert Ibokwe Khoza qui, assis dans un fauteuil en cuir, face au public, regarde la télévision. On entend les discours de différents journalistes et médias prononcés en anglais. Différentes chaînes et émissions s’entremêlent rendant la compréhension difficile. C’est cela, la force de cette dernière performance. Le comédien construit son tableau autour du gavage médiatique. Dans la pénombre, uniquement éclairé par des images de nature et d’oiseaux aux couleurs rétro, Albert se gave de nourriture, de cigarette et d’alcool. « Everything is your fault ! » : il termine son exercice en s’adressant au public en anglais, le dénonçant ouvertement et l’accusant des actes perpétrés, lui reprochant d’être incapable de comprendre la société et mu par une croyance infondée d’être capable de tout maîtriser.
La force de Nous/1 de Fabrice Gorgerat repose sur l’éclectisme qui sous-tend la démarche et les moyens utilisés. C’est un savant mélange d’expression d’horreur et d’incompréhension, une représentation lors de laquelle on perd peu à peu pied. Sur le mode de la performance, ce happening théâtral nous appelle à la réflexion en imaginant quatre façons différentes d’appréhender un tel acte. Sans jamais donner de réponse à la question des causes du massacre d’Orlando, il propose à chacun un médium pour appréhender l’horreur, dans une forme de catharsis qui pourrait se fonder sur la parole, le corps, la technologie ou encore la philosophie.
Printemps 2020
Par Michaël Rolli
Une critique sur la captation du spectacle :
Seule la mer / D’après le roman d’Amos Oz / Adaptation par Marie-Cécile Ouakil et Denis Maillefer / Mise en scène par Denis Maillefer / Disponible sur le site de la compagnie, URL : http://www.theatre-en-flammes.ch/category/spectacles/seule-la-mer/ et sur Viméo, URL : https://vimeo.com/channels/251961/89480546
Printemps 2020
Par Judith Marchal
Seule la mer
Alors que les théâtres espèrent pouvoir rouvrir leurs portes à la fin de l’été, les captations de spectacles accessibles en ligne permettent aux spectateurs de patienter jusqu’à la saison prochaine. Le spectacle Seule la mer se trouve sur la toile depuis plus de six ans. C’est en 2014, en effet, que le metteur en scène Denis Maillefer adaptait au théâtre le roman de l’auteur israélien Amos Oz.
Sur une scène située en hauteur et découpée en « cinémascope », sept personnages se tiennent debout, face public. Ils s’apprêtent à rejouer des bribes d’existence qu’un narrateur, omniprésent et bienveillant, tressera ensemble (Pierre-Isaïe Duc). Tous les acteurs effectuent à vue le montage du spectacle en déplaçant des panneaux qui coulissent en bord de scène. Ce dispositif scénographique (conçu par Yangalie Kohlbrenner) permet de modifier à tout instant le cadre de scène, ouvrant des fenêtres comme autant de champs et de hors-champs, troublant la vision parfois par des stores à lamelles.
L’histoire prend place dans la ville de Bat Yam, en Israël. Albert Danon (Roberto Molo), un homme d’une soixantaine d’années, se retrouve seul après la disparition de Nadia, sa femme, emportée prématurément par la maladie. Néanmoins, Nadia (Anne Alvaro) vient parler en très gros plan, triste et sereine, grâce à des projections vidéo. Albert et Nadia ont eu un fils, Rico (Cédric Leproust), parti au Tibet pour trouver un sens à son existence suite à la mort de sa mère. Il laisse derrière lui une amoureuse volage, Dita (Caroline Imhof), qui décide d’emménager chez Albert avec qui elle développera une relation ambiguë. La situation déplaît à Bettine (Jacqueline Corpataux), une voisine esseulée qui convoitait Albert. À ce tableau s’ajoutent le superficiel Guigui (Baptiste Morisod), meilleur ami de Rico et amant occasionnel de Dita, un producteur de cinéma véreux (Joël Maillard) et Maria (Léa Pohlhammer), une prostituée pleine de sagesse que Rico rencontre à Katmandou. Tous ces êtres brisés soufflent sur les braises de leur désir d’aimer et de vivre.
D’une beauté rare, la scénographie est accompagnée par un travail époustouflant de la lumière et des projections (Laurent Junod) – qu’on regrette de ne pouvoir admirer qu’à travers un petit écran. La scène semble ainsi transportée tantôt sur les sommets de l’Himalaya en pleine nuit, tantôt au milieu d’une soirée d’été au Nord d’Israël. Parfois, l’ouverture de scène est entièrement occultée par les volets et laisse place à un vaste paysage désert. Malgré la détresse des personnages, une grande quiétude domine le plateau, entretenue par Nadia et par le narrateur, renforcée par la chanteuse lausannoise Billie Bird qui, située hors du cadre de plain-pied avec la salle, laisse flotter sa voix suave sur quelques notes jouées au piano ou à la guitare. Il est vrai que toutes ces médiations visuelles et sonores parviennent à estomper la médiocrité des personnages et les spectateurs se livrent à l’indulgence en reconnaissant, dans leurs actions discutables, les traces de leur propre détresse.
Seule la mer est un roman empreint de mélancolie que Denis Maillefer a parfaitement su matérialiser sur la scène théâtrale. L’origine littéraire du spectacle est subtilement manifestée par les phrases projetées qui introduisent chacune des courtes séquences qui s’enchaînent avec le rythme des vagues qui se succèdent sans fin sur un rivage.
Printemps 2020
Par Judith Marchal
Une critique sur la captation du spectacle :
Phèdre ! / Texte de François Gremaud / D’après Jean Racine / Mise en scène de François Gremaud / Théâtre de Vidy / en ligne jusqu’au 30 décembre 2020 / Réalisation de Simranjit Singh / https://www.theatre-contemporain.net/spectacles/Phedre22659/ ensavoirplus/idcontent/104846
Printemps 2020
Par Avî Cagin
Phèdre !
Au temps du confinement, quel meilleur moyen de se divertir que d’en apprendre plus sur l’un des grands classiques du théâtre français ? François Gremaud propose un spectacle plein d’humour, déguisé en cours sur la pièce de Jean Racine. Avec beaucoup d’habileté, la tragédie classique est mise en lumière sans pour autant faire de l’ombre à la proposition comique. Avec un seul comédien sur scène et un minimalisme total au niveau du décor, le pari est tenu : en direct ou par captation, Phèdre ! retient toute l’attention du spectateur qui se laisse emporter dans une aventure théâtrale très particulière.
Phèdre !, c’est un peu Phèdre de Jean Racine, avec quelque chose en plus : une conférence sur cette tragédie, canon du genre, qui s’écarte pourtant de plus en plus, sur le fond et sur la forme, d’une conférence standard.
Le « conférencier » se propose de nous parler d’une « une pièce de théâtre contemporaine, et même plus précisément une comédie qui met en scène une façon d’orateur qui, se proposant justement de parler de cette pièce (un petit peu comme [il] le fai[t] en ce moment), finit par raconter de manière plus ou moins enjouée une autre pièce… ». La comédie en question est celle de Gremaud ; mais c’est Phèdre (sans point d’exclamation…) qu’il s’agit en réalité de raconter. Imperceptiblement, l’orateur transforme sa présentation en un commentaire ludique du chef d’œuvre de Racine, jusqu’à en jouer des passages avec tantôt de l’émotion, tantôt de la distance humoristique. Romain Daroles, qui joue son propre rôle, nous emmène également jusqu’aux origines mythologiques de l’histoire de Phèdre et Hippolyte, ce qui est toujours passionnant pour un public friand de théâtre.
On sent que Gremaud a un grand amour du théâtre, et qu’il cherche à le partager avec le public. Ce spectacle a d’ailleurs été joué dans des classes de gymnase et a su beaucoup plaire aux jeunes élèves. Les enseignants présentaient Daroles comme un conférencier en bonne et due forme, sans mentionner l’aspect « méta » du spectacle qui allait se dérouler devant les yeux des gymnasiens ébahis. Un excellent moyen d’intéresser ces jeunes gens à la tragédie de Racine, qu’ils étudient dans le cadre de leurs cursus. Si tous les cours de français ressemblaient à un spectacle…
Vers la fin du spectacle, le texte est distribué aux spectateurs, qui découvrent avec étonnement que ce qui semble en partie improvisé par l’orateur est un texte très méticuleusement déjà écrit ; ce texte remplit alors une fonction d’accompagnement ludique du jeu, qui permet aussi au public de prendre conscience du rôle qu’incarne depuis le début ce personnage : dispositif simple et qui crée pourtant une surprise dont on est ravi.
En somme, Phèdre ! est un spectacle au concept innovant et au sujet atemporel. Il plaît aux passionnés de littérature classique comme aux amateurs de comédie contemporaine : un spectacle complet, marquant et dynamique.
Printemps 2020
Par Avî Cagin