Les Veilleuses
Texte d’Anne-Frédérique Rochat / Mise en scène d’Olivier Périat – Cie Interlope / La Grange de Dorigny / du 12 au 15 mars 2020 / Critiques par Monique Kountangni et Avî Cagin.
12 mars 2020
Ma voix douce et basse
À la Grange de Dorigny s’invite un trio de comédiennes qui, sous prétexte de questionner la maternité et le sens qu’elle peut encore faire aujourd’hui, en profite pour poser de nombreux tabous sur la table avant d’en proposer plusieurs grilles de lectures. On rit (souvent jaune), on serre les dents et peut-être qu’on peut être tentées de rêver de revanche ou plutôt de vraies nouvelles réponses, plus libres et libertaires.
Sur la mélodie d’une série télévisée populaire, débarquent trois femmes masquées, identiquement vêtues et coiffées. Elles ont l’air jeune et bien faites, pourtant le public pourrait hésiter entre le rêve et le cauchemar. Le ton est donné. Le trio évoque tout à la fois les Grâces, les Parques et les sorcières de Macbeth ; c’est qu’il sera question de vie, de mort et de fatalité. En effet, le spectacle questionne ce « pur bonheur » de la maternité que la société vend aux fillettes et aux femmes – à coups de clichés mielleux sur la grossesse et les bébés. Il donne à voir la pression sociale exercée sur les femmes et par les femmes ; la violence des discours contre celles qui tentent de se soustraire à leur « mission » ; la détresse de celles qui s’y soumettent et dont le corps se trouve comme exproprié ; la transformation physique et psychique et le travail des hormones ; la perte de sens et de liberté. Bien loin de la joie et de la légèreté diffusées dans les magazines.
Le spectacle consiste en un montage de séquences courtes et contrastées, déroulé sur une scène nue, marquée par des éclairages très tranchés qui mettent en valeur la chorégraphie très maîtrisée des comédiennes. L’ensemble est très rythmé, alerte et souvent drôle. Cette ambiance – fallacieuse – de music-hall contraste avec la profondeur et la sincérité du questionnement de l’autrice.
Sur scène, c’est aussi trois personnages qui échangent leur expérience de la grossesse. L’une a (dit-elle) fait appel à un donneur de sperme, l’autre a fait un enfant dans le dos à son amant marié – un accident (dit-elle) – et la troisième est une « multirécidiviste » puisqu’elle attend son sixième enfant. Clichés à gogo, elles racontent leurs histoires et donnent voix à d’autres femmes, d’autres histoires que, sans doute, les femmes du public ne connaissent que trop bien. Cet étrange chœur de futures mères égraine les leçons apprises pour se convaincre qu’il lui revient de veiller à la pérennité de l’humanité. Pourtant la méthode Coué a ses limites et la façade se craquèle, notamment avec l’histoire de Catherine, la professeure de yoga périnatal, qui avait tout pour être heureuse (une vie de famille digne de l’imagerie d’Épinal) et qui pourtant s’est donné la mort. Un contrepoint qui fera basculer le spectacle et ouvrira la voie à celles qui osent se choisir un destin hors des sentiers battus.
12 mars 2020
12 mars 2020
Par Avî Cagin
L’angoisse d’être deux
Ce jeudi 12 mars, un public hétéroclite s’installe dans les rangs de la Grange de Dorigny. Chacun anticipe le déroulement du spectacle : un discours féministe, sans doute, et une critique du patriarcat… En réalité, c’est un spectacle sur la peur qui va se jouer. La peur de ne pas être à la hauteur, la peur de perdre sa liberté, la peur du jugement des autres quand on ne veut pas d’enfants – la peur d’être ou de ne pas être mère. Un spectacle aux intonations légères, mais aux implications sombres.
Le spectacle s’ouvre sur une mise en garde (« toute ressemblance avec des événements ou des personnes réelles serait fortuite… ») adressée au public par trois femmes portant un masque qui évoque les robots de The Stepford Wives (Bryan Forbes, 1975). Après avoir ôté le masque et placé un ballon de baudruche sous leur maillot, elles parlent de leur amie Marie, qui, scandaleusement, aurait déclaré ne pas ressentir l’ « envie » d’avoir des enfants. Elles portent un training noir et rouge, des bottines fauves, une perruque orange coupée au carré, un rouge à lèvre éclatant. Ce costume est plus gênant que séduisant, comme si l’on surprenait Leelo, l’héroïne du Cinquième élément de Luc Besson, dans un cours de gymnastique prénatale. L’enchaînement presque mécanique des répliques, l’élocution impeccable des comédiennes, les mimiques et les gestes synchronisés, les déplacements rectilignes sur un plateau découpé par des projections de lumière, tout contribue à instaurer une atmosphère artificielle et inquiétante à la scène. Derrière leur sourire forcé et leur fausse joie de vivre, les trois femmes semblent captives de stéréotypes puissants, si difficiles à dater qu’elles en deviennent comme des allégories.
L’autrice du texte, Anne-Frédérique Rochat, a voulu exposer l’état d’incertitude des femmes au moment de la grossesse : alors que la société leur répète qu’elles vont être comblées, qu’elles sont en voie de remplir la mission qui leur a été confiée à leur naissance, elles prennent peur. À ce moment, elles ne peuvent compter ni sur les hommes (tenus à l’écart de la « cellule de crise »), ni sur les autres femmes (qui taisent leurs propres interrogations). Sur scène, cette solitude est exprimée par chacun des personnages de façon particulière. Bien qu’elles soient physiquement similaires, et qu’elles s’intègrent dans une même chorégraphie, chacune des « futures mères » est habitée par ses propres démons. La fonction allégorique des trois personnages se distribue alors en inquiétudes concrètes, précises et susceptibles de toucher toutes les spectatrices (à défaut des spectateurs). Les personnalités se dessinent au fur et à mesure des tableaux, lors de monologues, de confidences ou de scènes oniriques. Souvent, la lumière éclaire les deux femmes qui ne parlent pas, tandis que la troisième, dans l’ombre, énonce ce qu’elle ressent, en secret. Ainsi sont révélées les angoisses de celle qui est terrifiée à l’idée d’accoucher dans le sang et la douleur, de celle qui a peur de ne pas bien élever ses enfants toujours plus nombreux, de celle qui n’est guère enthousiaste à l’idée d’être mère pour toujours. Ces conflits intérieurs constituent le véritable intérêt du spectacle. Certaines phrases marquent : « Avec un enfant, il est plus difficile de se suicider » ; « Je me sens prisonnière de mon enfant ».
Le spectacle ne déroule pas une intrigue, mais fait miroiter, par un montage rythmé de séquences, les différentes facettes de la thématique explorée par Anne-Frédérique Rochat. Les Veilleuses réussit surtout à révéler la réflexivité qui est ordinairement refusée à la figure mythique de la (future) mère. Bien que certains tableaux oscillent entre le percutant et le cliché, ils portent tous à se demander pourquoi le système néo-libéral dans lequel nous vivons promeut l’individualisme comme valeur absolue et attend des femmes qu’elles renoncent toutes à leur liberté et tout naturellement à leur identité. Une réflexion urgente et brillamment transposée sur le plateau.
12 mars 2020
Par Avî Cagin