Par Avî Cagin
Une critique sur le spectacle :
Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt / Concept et mise en scène de Fabrice Gorgerat / La Grange de Dorigny / du 25 au 29 février 2020 / Plus d’infos
En février dernier, les lumières s’allumaient à La Grange de Dorigny sur le nouveau spectacle de Fabrice Gorgerat. Peer ou, nous ne monterons pas Peer Gynt suscite chez les spectateurs un questionnement sur le sens des actions qui se déroulent sous ses yeux, et par là-même invite à une recherche de sens à un niveau plus métaphysique. L’utilisation de l’espace joue un rôle primordial dans ce spectacle sans fil chronologique ni intrigue, dont tout l’intérêt repose dans l’exploration qu’il matérialise.
Peer Gynt, drame d’Henrik Ibsen publié en 1867 puis mis en musique par Edvard Grieg, relate la quête de réussite du personnage éponyme. Le texte original transparaît ici de manière fantomatique dans certaines scènes – mais le titre ne ment pas : ils n’ont pas monté Peer Gynt. Fabrice Gorgerat présente un spectacle tout à fait original, traversé par des préoccupations actuelles et habité par des personnages très contemporains. L’agencement du spectacle, composé de différents tableaux qui s’enchaînent sans lien apparent, peut surprendre. Les acteurs incarnent successivement différentes déclinaisons de leur personnage, sans que celles-ci ne forment une personnalité. L’expérience repose surtout sur la perception de fils thématiques, comme l’exploration de soi – qui rappelle la quête de Peer Gynt – et la redécouverte de son propre environnement. Les personnages semblent explorer leurs limites et leurs personnalités en ayant recours aux différents objets disposés sur la scène. Celle-ci est encombrée : à l’avant, à l’arrière et sur les côtés, des éléments de décors s’entremêlent. Les personnages n’entrent pas en interaction avec tous ces objets, si bien que certains d’entrent eux laissent le public perplexe jusqu’au bout. On a tout d’abord du mal à comprendre où l’on se trouve et ce qui se fait. À mesure que le spectacle avance, on comprend que la scène ne représente pas un endroit en particulier, mais cherche à créer un espace modulable à l’infini. Ainsi, le dispositif scénique est lui-même porteur d’un propos : il traduit une volonté de construction des personnages tandis que tout s’effondre autour d’eux, et il leur permet d’interagir avec leur « monde ».
On est hypnotisé par cette multitude de possibilités dès le deuxième tableau : côté cour, Fiamma Camesi et Catherine Travellettti font des crêpes, tandis qu’Albert Khoza et Mathilde Aubineau mettent en place une sorte de rituel côté jardin. Soudain, l’image de Fiamma Camesi qui se douche est projetée sur le mur à l’arrière de la scène. Tout cela pendant que Mathieu Montanier lit un extrait du texte de Peer Gynt, qu’on n’arrive pas à suivre, tant il y a de choses à regarder et à entendre. Le spectateur peut parfois ressentir une perte de sens dans cette confusion ; on pense notamment à cette projection de la douche qui rompt quelque peu l’unité entre les différentes actions simultanées des personnages qui habitent le plateau. Mais dans la confusion, il y a une demande de recherche du sens, et c’est ce qui fait le charme du spectacle.
En plus de la surcharge visuelle, l’ouïe est mobilisée de façon très marquée : la scène est animée d’une musique toujours pathétique, tantôt en arrière-plan, comme une bande-son cinématographique, tantôt au premier plan, lorsqu’elle est chantée par l’un des personnages. La voix puissante d’Albert Khoza résonne comme s’il était en concert, et l’usage de la loop pedal sur scène plonge le spectateur dans une véritable expérience sensorielle. Tous les stimuli produisent un côté très performatif, et ce, dès les premières minutes. Comme la composition originale d’Edvard Grieg, qui a traversé les époques et continue d’impressionner de nos jours, la musique ne se contente pas ici d’accompagner le jeu des acteurs, mais souligne et même engendre l’émotion du spectacle. Il ne suffit pas de le voir, il faut aussi savoir l’écouter.