Par Emmanuel Jung
Une critique sur la texte de la pièce :
Sapphox / De Sarah Jane Moloney / Plus d’infos (Le Courrier) / Plus d’infos (Théâtre Poche Gve)
Avec Sapphox, la dramaturge et metteuse en scène Sarah Jane Moloney offre une pièce déconcertante qui traverse différentes temporalités. Elle ressuscite des personnages mythiques et antiques – notamment la poétesse grecque Sappho, dont l’historiographie, au fil des siècles, a considérablement modifié la biographie. La pièce sera jouée au Poche du 27 janvier au 09 février 2020, dans une mise en scène d’Anna Lemonaki.
La réception de l’œuvre de Sappho est emblématique de la difficulté à se contenter de ce que l’on possède déjà. Il ne reste que des fragments de son travail poétique : seuls 650 vers – sur les 10’000 qu’elle aurait écrits – nous sont parvenus. Le comportement malsain qui consiste à toujours vouloir trouver, combler ce qui manque, constitue précisément le motif qui ouvre la pièce. Sappho renaît en 2070, ou semble plutôt avoir été ressuscitée par deux autres personnages, Atthis et Phaon, que l’autrice considère comme des « scientifiques » (voir l’entrentien avec S.-J. Moloney). La poétesse grecque est captive, enfermée dans une pièce, subissant un interrogatoire : elle ne pourra s’en aller tant qu’elle n’aura pas écrit les vers manquants. Les prénoms – Atthis et Phaon – font directement allusion à l’histoire mais aussi à l’historiographie de Sappho. Atthis est une femme qui a inspiré plusieurs poèmes d’amour de Sappho, tandis que Phaon, personnage mythologique connu pour sa beauté, a été intégré par certains historiens à sa biographie dans une optique phallocentrique, pour atténuer l’homosexualité de la poétesse : elle se serait suicidée après être tombée follement amoureuse de lui.
Malgré ces liens, les personnages n’ont pas l’air, dans un premier temps, de connaître leur passé commun. Puis des doutes s’insinuent : à la fin du premier acte, Sappho demande à Atthis : « Pourquoi n’avez-vous jamais appris le grec avec votre mère ? ». A quoi elle répond : « Comment savez-vous que ma mère était grecque ? ». Dès lors, le lecteur ou la lectrice, comme les personnages, commencent à entrevoir l’existence de liens sous-jacents, venus d’une autre époque. Deux autres niveaux temporels interviennent alors au sein de la diégèse et témoignent de ces relations antérieures.
La pièce bascule en 2020 dans l’acte II. Sur l’île de Lesbos, où a vécu Sappho dans l’Antiquité, Phaon travaille dans des camps de réfugié·e·s ; Atthis vient également sur l’île pour apporter son aide. Dans une séquence de l’acte III, une nouvelle strate temporelle est introduite. En 1970, Atthis tombe amoureuse de Sappho lors d’un séjour à Lesbos : elles vivent une amourette de vacances. La relation des deux femmes, évoquée dans les poèmes antiques, est actualisée dans ce contexte. La confrontation entre ces deux époques révèle brutalement et durement l’évolution d’un même lieu, des vacances paradisiaques au bord de la mer turquoise à l’horreur et au désastre des camps de réfugié·e·s (dans l’entretien, Sarah Jane Moloney affirme être très intéressée par « la manière dont un endroit peut complètement changer d’imaginaire »).
Dès l’acte I pourtant, la dramaturge introduit des indices quant à l’évocation du désastre humanitaire et à la porosité des trois époques de la diégèse : la Sappho de 2070 arrive sur scène mouillée d’eau de mer, avec une couverture de survie ; dans la pièce, un carton, avec à l’intérieur un gilet de sauvetage orange. Ces indices font, en partie, la richesse de cette pièce : comme dans un jeu de piste, le lecteur ou la lectrice cherche les éléments transtemporels, les dénominateurs communs entre les époques. Cette forme labyrinthique est très travaillée, autrement dit très géométrisée : tout se dessine et se noue autour de deux triangles, l’un formé par trois personnages et l’autre par trois époques. En les superposant, des interférences entre les époques interviennent, interférences qui circulent comme des courants électriques entre les segments. Cependant, certaines scènes – généralement des monologues de Sappho – ne sont assignées à aucune temporalité, ce qui leur confère une valeur intemporelle : lorsque la poétesse s’exprime, elle apparaît comme la concentration, la polarisation de toutes les autres Sappho, consciente de sa démultiplication à différents niveaux temporels. Elle est Sappho « puissance x ».
Une thèse historiographique, infondée et hétéronormative, soutient que deux Sappho distinctes auraient existées : une poétesse hétérosexuelle et une courtisane débauchée. Contre cette interprétation, la pièce confronte les lecteurs et les lectrices à plusieurs Sappho qui, à travers les époques, ne forment toutefois qu’un seul personnage. La texte a donc le mérite de prendre un parti clair quant à son homosexualité, toujours discutée et remise en cause au fil des siècles : « j’aimais les femmes » proclame-t-elle. Dans tout le texte, elle verbalise ouvertement sa sexualité, ses désirs, dans une parole libérée. Car c’est avant toute chose une voix que Sarah Jane Moloney insuffle à son personnage : Sappho parle – de manière très poétique parfois –, hurle, s’assume, comblant en ce sens les manques et les interrogations suscités par son œuvre.