Par Sarah Juilland
Une critique sur le spectacle :
Le roi se meurt / Texte d’Eugène Ionesco / Mise en scène de Cédric Dorier / Théâtre du Passage / 27 novembre 2019 / Plus d’infos
Entre candeur et aigreur, douceur et terreur, plaisanterie et tragédie, Le roi se meurt d’Eugène Ionesco rappelle le cruel paradoxe d’une naissance qui n’a pour sens que l’évanescence. Devant la mort programmée, qui « a toujours été là, présente, dès le premier jour, dès le germe », la fable adopte un double mouvement, opposant une phase de résistance et de déni au renoncement et à l’acceptation finale. Peu à peu, le monarque se ratatine et interroge, sur un ton à la fois profond et enfantin, l’absurdité d’une existence orientée vers l’inanité : « Pourquoi suis-je né si ce n’était pas pour toujours ? » Temps, souvenirs, individus… tout passe. Sauf le message universel et atemporel de la pièce, que Cédric Dorier exhume et fait résonner dans notre monde, sourd et aveugle face aux crises qui le déchirent.
Le déroulement de l’intrigue, transparaissant à même le titre de la pièce, se passe de tout suspense. Dès les premières minutes, l’issue se trouve dévoilée et le quatrième mur est d’emblée abattu par la reine Marguerite qui, en superbe ange de la Mort, augure l’avènement de deux fins corrélées : « Tu vas mourir dans une heure et demie, tu vas mourir à la fin du spectacle ». Le temps de la vie, ou plutôt de la mort, du roi Béranger 1er se confond avec celui de la représentation, mise en abyme par une série d’adresses aux spectateurs – procédé topique du théâtre ionescien. Établissant la fin dès l’origine, le fil diégétique est tout entier une longue catastrophe, une marche à reculons au cours de laquelle le tyran séculaire – rapetissé en enfant capricieux et peureux – se débat en vain contre son imminent anéantissement. Opiniâtre, le souverain s’agrippe à la roue de la vie en clamant son désir déraisonnable de recommencer, « j’aimerais redoubler ». La finitude de la trajectoire humaine est matérialisée par le dispositif scénique, dont la rondeur et la mobilité évoquent l’inexorable passage du temps mais aussi l’enfermement des personnages dans une spirale infernale, un carrousel de souvenirs ou encore un mécanisme d’horlogerie. La scénographie qui, selon le metteur en scène, intervient comme « un personnage à part entière », donne également corps aux affres de la mort, à travers des musiques angoissantes, des éclats de lumière et des nuages de fumée témoignant de l’effondrement du monde.
Les quatre personnages gravitant autour du roi – les reines Marguerite et Marie, le médecin, la servante et le garde – éclairent son agonie d’une coloration particulière, à l’instar de leurs costumes respectivement dominés par le violet, le rose, le vert, le jaune et l’orange. Bien que chaque protagoniste soit, selon Cédric Dorier, une « figure archétypale » posant son propre regard sur la mort, deux clans se dessinent. D’un côté, celui de l’énergie, de l’amour et de l’espoir formé par Marie, Juliette et le garde ; de l’autre côté, celui du trépas et des ténèbres composé de Marguerite et du médecin. Les deux épouses de Béranger incarnent deux manières d’être au monde, deux attitudes face à la mort et sont à l’origine du double mouvement qui fonde le spectacle. Marie, la préférée, est une femme-enfant, une friandise qui représente les plaisirs de la vie, l’hédonisme et l’Éros. Elle est la force vitale qui rattache le roi au monde sensible, elle le retient et l’empêche de s’en aller. À l’opposé, Marguerite, la mal-aimée, symbolise la destinée funeste qui innerve la fable. Apôtre du stoïcisme, elle porte sur scène les valeurs du renoncement, de la dépossession et du lâcher-prise. C’est elle qui, au cours d’un puissant monologue final, permet enfin à Béranger de « passer » en démêlant les nœuds de son existence.
Le roi, personnage principal et centre névralgique de la pièce, métaphorise une chute tant individuelle que collective. Figure universelle de l’homme, il permet une réflexion intime sur l’écroulement des individus, petits rois égocentriques juchés au cœur de leur microcosme. Mais la figure de Béranger s’accompagne aussi d’une charge critique sur le patriarcat et l’autoritarisme, et permet l’articulation d’une pensée générale sur la façon dont l’égoïsme humain détruit le monde en l’entraînant dans l’abîme. « Je meure, que tout meure », proclame le roi. À travers le travail de mise en scène, Cédric Dorier redouble le propos accusateur de l’auteur en injectant des références à l’actualité, au moyen de flashs vidéographiques évoquant les tourments contemporains (catastrophes naturelles, pollution, guerres, dictatures, détresse migratoire).
Après une phase d’agitation, vient une période d’accalmie, de résignation et de dépouillement. Le rythme décroît, le jeu jusqu’alors déchaîné des comédiens s’apaise, les répliques ne fusent plus, le décor disparaît et la scène est progressivement vidée pour abandonner le roi à un ultime tête-à-tête avec Marguerite. Elle l’aide à trépasser en marquant d’un trait son passé, en le délestant des poids matériels et mémoriels qu’il porte : « Et ces boulets que tu traînes, c’est cela qui entrave ta marche ». À mesure que Béranger régresse du trône au lit d’hôpital et qu’il perd couronne, sceptre, perruque royale et riches vêtements, il recouvre l’essentiel : son corps. La mort met tous les individus sur un pied d’égalité, le despote sanguinaire et coupeur de têtes laisse place à un être humain fragile qui crie son amour pour le pot-au-feu et pleure la perte de son petit chat roux. La représentation s’achève sur un sourire cathartique, la mort, présentée dans la douceur d’un effacement, est exorcisée. Les lumières se rallument, le roi a disparu et Marguerite, portée par la voix d’Anne-Catherine Savoy, rassure le public : « C’était une agitation bien inutile, n’est-ce pas ? »