Par Lucas Lauth
Une critique sur le spectacle :
Angels in America / Texte de Tony Kushner / Mise en scène de Philippe Saire / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 26 novembre au 1er décembre 2019 / Plus d’infos
L’Arsenic accueille jusqu’au premier décembre Angels in America, une pièce de Tony Kushner sur le SIDA et l’homosexualité aux États-Unis, écrite avec beaucoup de tendresse et d’humour. Philippe Saire met en scène cette œuvre majeure du théâtre américain en accordant une place centrale à la superposition des situations, à l’enchevêtrement des trajectoires, à l’enlacement des corps. Un ensemble harmonieux.
Au sein d’une Amérique dirigée par les Républicains et le président Reagan, le virus du SIDA fait rage dans le milieu homosexuel. Lorsque Tony Kushner écrit Angels in America dans les années 1980, le pays fait face à une épidémie qui ne fait qu’accroître les préjugés et diffuse de nouvelles craintes et haines dans une société déjà profondément divisée sur le plan politique. Philippe Saire signe ici une mise en scène qui accompagne très efficacement ce texte intense, à la fois drôle, sarcastique, triste et affolant.
Les scènes, tout d’abord, se succèdent à un rythme soutenu. Philippe Saire relève le défi important de réduire la durée du spectacle à deux heures et demie alors que l’œuvre était initialement jouée en quatre voire cinq heures. Le montage proposé fait la part belle au mélange des voix et des situations sélectionnées dans l’œuvre de Kushner. Les épisodes se suivent et s’entremêlent sur scène et la musique diffusée durant les noirs ou les changements de décor à vue renforcent la dynamique endiablée de ce spectacle.
S’ajoute à cela un travail chorégraphique impressionnant de la part du metteur en scène (dont on sait qu’il est d’abord danseur et chorégraphe). Les contacts entre les comédiens sont au cœur de la production : les corps s’attirent, se résistent, s’étreignent, se frottent ou se repoussent tout en continuant à projeter le texte. À travers les effleurements et les impacts, l’incertitude, la fragilité, la détresse des personnages sont rendues sensibles au public par une sympathie kinésique. On voit en effet les personnages perdre l’équilibre, reprendre de la force, lutter, s’étreindre et s’écrouler lourdement. Toutes les phrases d’un dialogue alerte, par ailleurs prononcées par les comédiens avec beaucoup de tact et de précision, sont alors comme chargées d’un poids métaphorique.
Ces dialogues spirituels et ces gestes passionnants prennent place dans un décor qui, par sa mobilité, produit un sentiment de panique. De larges panneaux noirs sont déplacés pour cacher ou montrer des parties de corps ou de mobilier ou pour symboliser les sensations d’égarement ou d’étouffement ressentis par les personnages. Les lieux, saturés de formes géométriques, se confondent, ce qui sied particulièrement bien au texte choral de Kushner, où tous les personnages, toutes les voix, tous les lieux interfèrent. Les dialogues s’entrechoquent, s’interrompent ou se rejoignent dans un espace scénique surcadré.
Les matériaux entrent eux-aussi dans la danse pour faire dialoguer lumières, espaces, textes et corps. Une grande attention est en effet portée aux éléments de décor qui circulent sans cesse d’une coulisse à l’autre. Par exemple, le lit qui accueille Joe (homosexuel républicain refoulé) et son épouse Harper (névrosée aux désirs inassouvis) est emballé de plastique – signifiant manifestement un amour non ou mal consommé –, devient en un tournemain un canapé pour figurer dans d’autres scènes. La valse des éléments symboliques s’insère dans la chorégraphie globale des gestes, des dialogues et des situations pour former un tout à la fois énergique et d’une rare harmonie.