Crash Park, la vie d’une île
Texte et mise en scène de Philippe Quesne / Théâtre de Vidy / du 11 au 14 décembre 2019 / Critiques par Noé Maggetti et Margaux Farron.
Isolement en musique
14 décembre 2019
Par Noé Maggetti
Crash Park, la vie d’une île, le dernier spectacle de Philippe Quesne présenté au Théâtre de Vidy, est un huis clos portant sur le quotidien des rescapés d’un crash d’avion sur une île déserte. Le metteur en scène construit un récit reléguant la parole au second plan au profit d’un travail sur les décors, l’éclairage et surtout la musique.
Avant même l’arrivée des comédiennes et comédiens, le public est accueilli par le son d’un piano mécanique, situé sur le devant de la scène, lui-même encadré par deux écrans de télévision sur lesquels défilent les images de l’intérieur d’un avion et de ses passagers. Ce dispositif initial annonce les deux arts qui vont structurer le spectacle : une musique omniprésente couplée à des références constantes à l’univers cinématographique. Crash Park est un spectacle où le verbe se situe au second plan, pour favoriser le développement d’un travail de composition musicale qui occupe une place centrale dès la première scène. Cette dernière, consacrée au crash d’un aéroplane sur une île déserte, est soutenue par une musique pleine de percussions et de cordes digne du plus rutilant des blockbusters hollywoodiens. Celle-ci revêt une double fonction : elle facilite d’une part l’entrée du spectateur ou de la spectatrice dans la fiction, mais exhibe de l’autre l’artificialité du dispositif, car l’avion est un modèle réduit promené dans les allées latérales de la salle par les comédiens, ce qui induit un décalage comique avec l’immersion que suggère de prime abord l’ambiance musicale.
À peine sortis de l’épave après un atterrissage en catastrophe, les passagers forment soudain un orchestre de percussions en utilisant différents objets : leur premier réflexe face à leur isolement est ainsi la mise en mélodie du quotidien. Il s’agit de la première d’une longue série de séquences musicales qui constituent les différents moments de leur cohabitation sur cette terre vierge. Qu’il s’agisse de chants interprétés a cappella par les naufragés, d’une rave party improvisée dans une grotte au son d’une musique électronique, de la présence de chansons de différents styles musicaux diffusées par les hauts-parleurs encadrant la scène, c’est l’harmonie musicale qui apparaît au fil du spectacle comme l’élément nécessaire à la survie humaine en milieu hostile.
Cette ambiance sonore aux plaisantes allures de playlist se double d’un travail visuel tout particulier, conférant à l’unique décor du spectacle – un morceau de carcasse d’avion échoué près d’une île de plastique tournant sur elle même, le tout posé sur un plateau envahi par plusieurs centimètres d’eau – un aspect halluciné. La toile de fond verte, l’éclairage coloré et les décors bricolés deviennent le cadre idéal pour l’émergence de saynètes souvent muettes rappelant parfois les films de Tati, lorsque plusieurs d’entre elles se déroulent simultanément, parfois ceux de Fellini, lorsqu’elles se jouent au rythme d’une musique de fanfare. Le spectacle parodie également le genre du film d’aventure lorsqu’une pieuvre géante vient troubler la tranquillité des insulaires, ou celui de la science-fiction, quand l’île prend soudain l’apparence d’une soucoupe volante qui tournoie en projetant sur le public des rayons aveuglants de lumière blanche. Outre ce fourmillement de références au cinéma de genre, le spectacle exhibe la bibliothèque dans laquelle il s’insère : pour se distraire, les passagers de l’avion puis les rescapés du crash lisent L’Île mystérieuse de Jules Verne, Robinson Crusoé de Daniel Defoe ou encore Sa Majesté des mouches de William Golding.
Ainsi, Crash Park est un hommage coloré et tout en rythme à un imaginaire insulaire souvent fantasmé, qui met au premier plan la musique comme vecteur d’unification des relations humaines tout en mobilisant un nombre impressionnant de références culturelles qui magnifient le quotidien de la petite communauté qui se forme sous nos yeux au milieu de l’océan. Toutefois, le spectacle peut également se lire comme une fable plus sombre sur le destin de la société de consommation, contraignant une population à cohabiter dans un espace restreint et à en perturber l’équilibre naturel : la transformation d’une grotte en boîte de nuit, la victoire sur la pieuvre et la transformation finale de l’île en vaisseau spatial sont autant d’images de l’impact des sociétés humaines sur leur environnement, sans cesse modifié pour satisfaire leurs besoins et leurs caprices.
14 décembre 2019
Par Noé Maggetti
L’Île désenchantée
14 décembre 2019
Par Margaux Farron
Le collectif Vivarium Studio présente son nouveau spectacle conceptualisé par l’auteur, metteur en scène et scénographe Philippe Quesne. Crash Park, la vie d’une île propose une réécriture contemporaine et audacieuse du topos littéraire de l’île déserte. Une plongée décalée dans un microcosme tropical aux airs de Jules Verne et de Robinson Crusoé !
Pastichant le traditionnel scénario catastrophe du film de genre, Philippe Quesne met en scène le crash d’un avion. Les survivants échouent sur une île déserte recouverte par une végétation tropicale luxuriante et surplombée par un volcan. Condamnés à demeurer sur cette maigre parcelle de terre, les rescapés s’approprient ce territoire et le transforment au gré de leurs désirs. Comme l’indique bien son nom, le collectif Vivarium Studio, conçoit la scène comme un microcosme artificiel où évolue, le temps du spectacle, une petite communauté d’individus. Le spectateur, comme penché au-dessus d’une vitrine, occupe ainsi une place de choix pour observer les dynamiques de la microsociété de Crash Park.
Dans ce spectacle, Philippe Quesne effectue quelques variations autour du motif de l’île déserte omniprésent dans la tradition littéraire et cinématographique occidentale. L’île est aussi un lieu utopique, un écrin de naturalité où l’homme revient à un état primitif fantasmé loin de toute civilisation. En citant Daniel Defoe et Jules Verne, le metteur en scène inscrit Crash Park dans une continuité historique parcourue, au fil du spectacle, par les protagonistes qui enfilent tour à tour des habits de fortune composés de feuillages, des robes à paillettes très contemporaines, avant de finir avec des vêtements et des perruques tout droit sortis du XVIIème siècle.
Pourtant, Crash Park déconstruit peu à peu ce fantasme de naturalité. Les survivants s’établissent sur l’île sans difficulté majeure et transforment petit à petit cet écrin de verdure en pur produit industriel. Le décor monumental, qui semble au premier abord très réaliste, est déconstruit au fil du spectacle. La végétation est arrachée et les parois rocheuses du volcan sont ôtées par les comédiens. La puissante montagne se transforme en bar à cocktails, boîte de nuit électro, scène musicale, librairie itinérante, carrousel de fête foraine jusqu’à ressembler à une soucoupe volante – ou à un avion gros porteur. Un décor en toc habilement exploité par le metteur en scène qui souligne l’hypocrisie – ou la bêtise – d’une société industrialisée et artificielle qui rêve de nature et de primitivité.
L’étrangeté des comportements est accentuée par le jeu des comédiens dont l’enthousiasme enfantin contraste avec la situation dramatique des personnages. Ces derniers évoluent comme des pantins euphoriques dont on aurait retiré toute capacité réflexive et toute profondeur sensible. Ils s’amusent, boivent des cocktails, détruisent les ressources primaires sans aucun scrupule mais sans aucune violence. Leur jeu détonnant participe à la singularité du spectacle : une fable totalement dépourvue de didactisme et de manichéisme.
Pour conter cette drôle d’histoire, le collectif limite au maximum l’utilisation de la parole et fait appel à l’expressivité de la musique. Les relations, les activités et les formes de vie qui s’instaurent dans cette microsociété bon enfant sont exprimés par le chant et la danse. Le choix d’une playlist résolument hétéroclite déstabilise les spectateurs, brouille leur perception, les empêche en tous les cas d’interpréter tragiquement la transformation de l’île.
Une pièce qui trouble, surprend et fait sourire mais qui touche avec une justesse désenchantée aux problématiques majeures de notre société contemporaine.
14 décembre 2019
Par Margaux Farron