Par Lucas Lauth
Une critique sur le spectacle :
Bajazet / À partir des textes de Racine (Bajazet) et d’Antonin Artaud (Le Théâtre et la peste) / Mise en scène de Frank Castorf / Théâtre de Vidy / du 30 octobre au 10 novembre 2019 / Plus d’infos
Frank Castorf, metteur en scène admiré autant que controversé qui fut directeur pendant plus de trente ans de la Volksbühne de Berlin, monte Bazajet de Racine, qu’il entremêle avec des textes émotionnellement chargés d’Antonin Artaud. Par l’utilisation massive d’une caméra dont les images sont rediffusées en direct, il rend visibles des aspects que la pièce de Racine ne montre pas : les espaces hors scène, l’histoire des personnages et le travail du jeu d’acteur sont ici montrés, exposés, dévoilés.
La scène est d’abord plongée dans l’obscurité. Des formes se devinent ; une cage à l’avant-scène, côté cour et un toit à l’arrière-plan, surmonté d’une imposante tête enturbannée. Côté jardin, une forme ovale, celle d’une immense burqa, se distingue. La lumière vient de l’arrière et une légère fumée brouille les contours de ces éléments. Un objet se distingue en contraste avec ces formes mystérieuses : il s’agit d’un écran, côté jardin, en hauteur, comme suspendu.
Au fur et à mesure du spectacle, on découvre que le décor est régi par une opposition dialectique entre ce qui est caché et ce qui est montré. Les deux formes géantes se révèlent abriter des espaces clos, des lieux a priori impénétrables au regard des spectateurs. Pourtant, grâce à la caméra, qui y pénètre avec les personnages, ces espaces cachés sont exhibés sur grand écran. L’intérieur de la burqa a l’allure d’un sérail érotisé, matérialisant la projection occidentale d’un Orient fantasmé. Une cuisine de ce qui pourrait être un motel constitue, sous la tête masculine enturbannée, le deuxième lieu clos. Il s’agit là d’espaces intimes, de lieux où les personnages partagent, boivent, rient, fument mais expriment avant tout leur douleur, toute la violence de leurs souffrances et se mettent, au sens propre comme au figuré, à nu. Un caméraman, accompagné d’un ingénieur son, nous offre, via l’écran géant – avec perversité et voyeurisme –, les images et les sons de ces lieux interdits, dans lesquels les émotions extrêmes se donnent libre cours, en totale opposition avec la mesure et les règles de bienséance qui régissaient le théâtre de Racine. La caméra viole ainsi ces espaces et nous dévoile (nous sommes littéralement sous le voile lorsque la caméra explore le sérail) les émotions des personnages, sous-jacentes aux actes, qu’un spectateur du XVIIe siècle ne pouvait qu’imaginer en hors scène. La caméra viole aussi les personnages eux-mêmes. Roxane (Jeanne Balibar), par exemple, se met à nu, au sens propre, devant une caméra perverse qu’aucun état et qu’aucune posture ne semble pouvoir arrêter.
Un autre for intérieur, celui de l’acteur, se trouve ici exposé. En immisçant les textes d’Artaud sur le jeu d’acteur, le souffle, le cri, les sons, dans l’œuvre de Racine, Castorf donne accès à un au-delà du texte, au-delà des personnages, de leurs actions et permet de pénétrer les acteurs eux-mêmes, au cœur de leur travail du jeu. Les vers de la pièce de Racine sont en effet entrecoupés de passages intenses de textes artaudiens qui remplissent au moins deux fonctions ici. Ils viennent d’une part souligner les instants de folies de certains personnages et, d’autre part, participent à l’exposition crue du jeu d’acteur. Nous sommes dès lors dans une forme de méta-théâtre ou les acteurs décrivent, par les théories d’Artaud, ce qu’ils font de leur souffle, de leur corps et ce que le fait de jouer provoque en eux. Il y a là aussi une forme de mise à nu, de dévoilement. En outre, les interprètes introduisent une distance par rapport au texte de Racine en l’exagérant, voire en s’en moquant : ils en explorent toutes les dictions possibles, créant ainsi des effets humoristiques inattendus et discordants.
Les rôles sont eux aussi entièrement réinterprétés, creusant l’écart avec le texte original : ainsi Bazajet n’est-il plus un jeune homme ambitieux qui suscite la méfiance d’Amurat, sultan absent du palais : il apparaît sur scène comme un vieil amant désabusé. Roxane, quant à elle, n’est plus la jeune esclave belle et désirable qui devint la première sultane d’Amurat, mais expose à la caméra un corps et un visage affaiblis qui contrastent avec la jeunesse éclatante d’Atalide. L’ordre des scènes, lui aussi entièrement bouleversé, ajoute encore de la distance avec l’intrigue originale.
Si cette relecture radicale suscite en elle-même l’intérêt et crée des moments captivants lié au mélange de plusieurs textes et à l’utilisation de l’écran, en revanche, la durée de certaines scènes, dont les gestes lents s’étendent pendant de longues minutes, produit un effet de lassitude. Il arrive en effet que le rythme se perde au fur et à mesure d’un spectacle qui ne soutient pas l’attention pendant quatre heures. Malgré cela, la force de ce spectacle réside dans cet entrecroisement de textes, de plans et d’images, véritable dévoilement de nouvelles possibilités spatiales et de nouvelles formes de jeu.