Par Ivan Garcia
Une critique sur le spectacle :
J’irai demain couvrir ton ombre / Texte et mise en scène de Julien Mages / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 29 octobre au 3 novembre 2019 / Plus d’infos
En plaçant sur le plateau trois personnages de spectateurs, l’auteur et metteur en scène Julien Mages présente un spectacle qui explore – non sans humour – les affres de l’attachement et les errements du théâtre contemporain. Une pièce qui donne à penser sur notre rapport à l’art, et aborde de manière sensible nos relations avec autrui.
Au commencement était une vidéo. Sur un écran, une jeune femme, à l’image pixélisée, s’exprime depuis le foyer de l’Arsenic. Elle explique qu’elle a rencontré quelques mois auparavant deux hommes – l’un est comédien, l’autre est professeur de philosophie –, qu’ils sont devenus «copains comme cochons» et qu’ils se rendent souvent au théâtre ensemble. Viennent ensuite deux autres vidéos. L’une montre le philosophe, avec son col roulé et ses lunettes, en pleine réflexion. L’esthétique de cette vidéo, en noir et blanc, ainsi que le gros plan sur la tête du philosophe, font penser à des images de l’INA, notamment à des entretiens avec Michel Foucault. Alors que le penseur se perd dans un tunnel de phrases complexes, l’image du comédien le remplace. Au gros plan du philosophe, qui débordait le cadre de l’écran, succède la mince image d’un appel-vidéo sur smartphone, envoyé depuis les coulisses. Entre deux phrases, le comédien fait tanguer son téléphone pour montrer les lieux : de la douche au fer à repasser en passant par la tasse de café. Cet enchaînement de vidéos sert de prologue à la représentation pour introduire les personnages, et surtout exposer leurs personnalités qui joueront un rôle déterminant dans les interactions qu’ils auront entre eux et avec le public.
Après cette introduction les trois comparses arrivent sur le plateau. Très vite, le spectateur s’aperçoit qu’il a affaire à un triangle amoureux : le comédien tombe amoureux de la fille qui, bien que farouchement indépendante, semble fascinée par le philosophe, égocentrique et désenchanté. A l’instar de la représentation, ces trois personnages sont complexes et jouent sur plusieurs niveaux d’incarnation. A la fois caractères avec leur psychologie, ils sont également présentés comme des fonctions archétypales : la fille représente le public, le comédien est l’artiste et le philosophe serait le théoricien du spectacle. Leurs entretiens peuvent parfois faire songer à L’Achat du cuivre de Bertolt Brecht ou à L’Art du théâtre d’Edward Gordon Craig. Chacun défend, à travers son point de vue et ses valeurs, une vision du théâtre (et du monde) qui vient se confronter à celle des deux autres. Sur le plateau, les trois personnages dialoguent, argumentent, réfutent et philosophent à propos des pièces qu’ils ont vues ensemble. C’est à travers leurs jugements que le public apprend à mieux les connaître. Le comédien, plein de fougue et de naïveté, aime et encense presque tout. A l’inverse, le philosophe déteste tout, méprise les tendances du moment et se souvient qu’«en 98, à Cracovie…», il a vu une pièce qu’il avait aimé ; quant à la femme, placée la plupart du temps au centre du plateau et entre les deux hommes, elle représente le public, divisé(e) entre ces deux extrêmes : elle salue les prises de risques, aime la poésie et ne s’exalte que lorsqu’il s’agit de défendre la cause des femmes. A travers leur rapport au théâtre se dessine symétriquement leur rapport à l’existence, à soi et aux autres. Certains aspects de leur personnalité se révèlent progressivement, comme le souvenir traumatique qui rend la fille incapable de s’attacher, la dépendance affective du comédien et le voyeurisme manipulateur du philosophe.
J’irai demain couvrir ton ombre présente un triangle amoureux où les passions finiront par ravager l’amitié des trois spectateurs. Ces dégâts sont, en quelque sorte, progressivement dévoilés au travers de la scénographie. Celle-ci présente un espace épuré où les trois éléments présents, à savoir l’écran, un canapé en cuir et un piano, sont mobiles. Plus la représentation approche de sa conclusion, plus l’espace scénique se trouve rétréci par le mouvement des objets vers la rampe, jusqu’au retournement de l’écran. Cet acculement accompagne symboliquement le personnage du «comédien» qui, après avoir appris que la fille ne peut pas l’aimer, finit par se suicider hors-scène dans une sorte d’ultime hommage à la tragédie classique. Avec ces trois personnalités, Julien Mages présente non seulement trois individus pris dans un triangle amoureux (deux hommes, une femme), trois points de vue sur le théâtre (l’artiste, le public, le critique), mais aussi trois visions du monde (romantisme, individualisme et cynisme). Le spectateur peine parfois à les suivre, d’autant que le spectacle est un montage rapide et discontinu de situations.
Au sujet du théâtre contemporain, les personnages n’ont pas les mêmes avis. Ainsi, lorsque l’un des membres du trio explique avoir vu «la pièce d’un certain Pascal, un mec de Paris» (référence à Clôture de l’amour de Pascal Rambert), les deux autres se moquent de ses éloges. Ils s’entendent cependant lorsqu’il s’agit de parodier des spectacles. Ainsi, la fille et le philosophe se livrent ensemble à une parodie de performance en improvisant une chorégraphie, simulant un viol et l’insertion d’objets – dont une bouteille de Coca – dans les orifices de la fille, une probable référence à Rodrigo Garcia. Les écrivains de plateau sont encensés par les uns («L’écriture de plateau, c’est la nouvelle Poétique»), Julien Mages est reconnu par le philosophe comme l’un des grands dramaturges contemporains. Dans les différents tableaux composants la représentation, le metteur en scène montre quelques travers du théâtre contemporain et invite le public à réfléchir sur sa propre culture théâtrale et ses propres goûts.
J’irai demain couvrir ton ombre est un spectacle qui a recours à l’autodérision, à la parodie et à la satire, pour s’interroger sur quelques pathologies du théâtre actuel, mises en miroir avec celles de l’amour. La dernière scène, entre adresse au public et soliloque avant le grand saut, est à cet égard touchante. Au centre du plateau, «le comédien», en mal d’amour, chercher à dire quelque chose de grand et de beau ; mais il laisse tomber et invite le public à chercher la poésie dans «quelque chose de simple», avant de sortir de la lumière et de se tuer. Sur ce dernier coup d’éclat, Julien Mages touche juste en montrant que, au-delà de toute prétention esthétique, le simple plaisir d’être «toi» et «moi», «le soir», devrait venir à bout des situations compliquées.