Le Souper
Conception, écriture et jeu par Julia Perazzini / Arsenic – Centre d’art scénique contemporain / du 5 au 10 novembre 2019 / Critiques par Emmanuel Jung et Jade Lambelet.
Le temps d’un repas
10 novembre 2019
Par Emmanuel Jung
Julia Perazzini présente à l’Arsenic sa dernière création inspirée d’un événement autobiographique : la mort d’un frère aîné à l’âge de 8 mois, alors qu’elle n’était pas encore née. Seule sur scène, en se dédoublant, elle lui (re)donne une voix, un corps et dialogue avec lui. Il renaît ainsi le temps d’un repas, sur une scène dénuée de décor, si ce n’est un immense tissu vert étendu sur le sol.
« Je crois que d’abord j’ai envie de te chanter ta chanson » annonce Julia Perazzini avant d’entamer, à cappella, Your song d’Elton John. Après cet hommage musical, apparaît le frère décédé ; mais comment faire exister un bébé défunt quand on est seule sur une scène ? Tout, ou presque, passe par la parole de la comédienne, qui multiplie les voix, modifie son niveau de langue et son timbre, et utilise même ses talents de ventriloque. Afin d’élaborer un dialogue, les deux voix s’interpellent, parlent ensemble. Le public se retrouve donc face à une seule comédienne et à deux protagonistes. Cette unité divisée est plus flagrante encore lors des passages exploitant la ventriloquie ; le frère se fait entendre, mais la source de la voix est invisible. L’expérience scénique devient alors, pour les spectateurs et les spectatrices, inquiétante et surnaturelle.
Comme son public, Julia Perazzini semble aussi, dans un premier temps, déconcertée. Elle parle et se comporte de manière hésitante, s’adresse lentement et doucement au frère à qui elle redonne vie. D’ailleurs, lorsque celui-ci s’exprime, la comédienne touche son corps, ses bras, mimant la découverte physique de ce nouveau (re)venu. Elle expérimente également toute une série de positions corporelles durant le spectacle – debout, allongée, à genoux, marchant à quatre pattes comme un bébé. Le corps devient, en plus de la voix, un matériau nécessaire à la renaissance. Le frère découvre et apprend ce qu’il n’a que brièvement connu et éprouvé.
Il n’est pas, lui non plus, très à l’aise, avec la communication, notamment avec les labiales : il est incapable de prononcer les b et les p. Il n’est toutefois pas ignorant : il renseigne sa (petite) sœur, détenant de nombreuses connaissances, non matérielles, mais métaphysiques et transcendantes ; il en sait bien plus qu’elle sur la vie et surtout sur la mort (il explique par exemple, dans une longue tirade saisissante, « comment bien mourir »). Puis, de fil en aiguille, de discussion en discussion, la conversation entre les deux protagonistes prend de l’assurance. Un réel dialogue se met en place, avec toute une panoplie de situations communicationnelles ordinaires : question-réponse, hésitation, parole coupée, agacement, plaisanterie, moquerie, etc. Outre la parole, c’est aussi le jeu corporel de la comédienne qui évolue. Incertaine, décontenancée dans un premier temps, elle finit par danser librement, s’assoupir sur un lit improvisé et jouer à la course avec son frère.
Le questionnement sur le commencement, la venue au monde et la découverte – découverte du corps, découverte d’une relation sœur-frère jusque-là inconnue et impossible – se manifeste aussi dans la scénographie. La chanson d’Elton John annonçait déjà les couleurs : « you see I’ve forgotten if they’re green or they’re blue ». Le vert, en effet, est omniprésent : un immense tissu vert recouvre la salle, Julia Perazzini a une tenue verte, tandis que les lumières, en plus du blanc, passent du vert au bleu. Comme pour symboliser les étapes de la découverte, les projecteurs éclairent tantôt de face, tantôt latéralement, tantôt en contre-jour, avec différents niveaux d’intensité, occasionnant des clairs-obscurs délicats. Au gré des manipulations de la comédienne, le tissu se fait jupe, couverture, lit, oreiller. Et, lorsqu’elle se glisse en-dessous, deux formes ondulantes, en constante métamorphose, semblent se dessiner ; les spectateurs et les spectatrices croient apercevoir un corps enfantin qui s’anime et se débat pour exister. La sobriété du décor donne par ailleurs un côté atemporel au spectacle : où cette histoire pourrait-elle se passer, si ce n’est dans un lieu indéfini(ssable), entre deux mondes, entre deux expériences.
La création, qui traite d’un thème funèbre, n’est néanmoins pas dénuée d’humour. Si elle parvient à être drôle, c’est aussi grâce à une rupture de registre, un décalage entre les questionnements métaphysiques sur la mort et la situation imaginée : un souper. Étant donné que la scène ne comporte aucun objet, excepté le tissu, la comédienne fait exister le repas en le verbalisant et en en faisant découvrir les aliments à son frère invisible. De ce fait, le champ lexical de la nourriture traverse le spectacle, ramenant les questionnements existentiels à des éléments ordinaires, prosaïques : la texture étonnante de la burrata, la décortication des gambas, les maux de ventre provoqués par l’excès de mousse au chocolat. Julia Perazzini réussit à développer, le temps d’un repas, une relation intime et tendre avec son frère revenant. Ce faisant, elle contrevient à un dicton populaire qui recommande – c’est elle qui le rappelle – « de laisser les morts en paix ».
10 novembre 2019
Par Emmanuel Jung
Habiter le vide par la voix
10 novembre 2019
Par Jade Lambelet
Dans un monologue ventriloque, la comédienne, performeuse et metteure en scène Julia Perazzini, seule en scène, redonne voix et corps à son frère disparu. Le Souper auquel elle le convie fictivement lui permet de tisser avec l’absent un dialogue imaginaire, une rencontre défiant toute logique temporelle et spatiale. Humour et douceur sont à la carte de ce repas qui explore et sublime les failles de l’identité.
Hors-d’œuvre : déclinaison vocale
Délicatement, la lumière glisse du public au plateau pour venir éclairer la comédienne toute de vert vêtue encore tapie dans l’ombre du coin de la salle. Des bribes de paroles timidement murmurées brisent le silence régnant. Ces répliques sans réponse décortiquent en le désignant l’espace du plateau, ses murs, son plafond comme pour s’en emparer, se l’approprier, l’intérioriser. Cet espace noir et vide, Julia Perazzini l’habitera de sa voix qui deviendra multiple dans l’exercice de ventriloquie auquel elle se livre durant l’heure et demie de son spectacle. Cet habile dédoublement vocal lui permet de réaliser le fantasme d’une relation avec son frère aîné disparu quelques années avant qu’elle ne naisse. Par l’intermédiaire de son propre corps – plutôt que de celui d’un autre comédien qui aurait pu incarner ce frère manquant –, elle lui donne naissance une seconde fois. Plus qu’endosser un double rôle, elle paraît libérer deux voix qui logeaient depuis toujours en elle : c’est en partie autour de cette absence et de ce manque que s’est forgée sa propre identité qu’elle vient explorer, interroger et peut-être réparer par la voix lors du spectacle. D’emblée elle formule le trouble qui accompagne l’idée du « nous » sensé unir son « je » à ce « tu » à jamais inconnu. Pour pallier cette ignorance et pour tenter de résoudre cette confusion identitaire, elle se fait l’hôte d’un souper qui s’agrémente des différents questionnements qu’a pu susciter en elle cette inconnaissance ainsi que des réponses imaginaires que pourrait lui confier son frère.
Entrée : faire fondre le corps
Si la voix double de la comédienne se répand dans et rempli l’espace de la salle, son corps semble s’y dissoudre progressivement par l’intermédiaire d’une imposante nappe de velours vert qui couvre presque intégralement le sol. Les mouvements de cet unique élément présent sur le plateau marquent symboliquement les passages entre les différentes parties du spectacle. Lorsqu’elle est étalée, pliée ou vrillée, ses courbes et ses couches, à l’image d’un palimpseste, font écho aux sédimentations laissées par le temps. La comédienne joue de la plasticité de ce tissu comme de la temporalité (dont elle explose la chronologie en renouant avec un passé et des êtres disparus) et de l’espace (qu’elle parcourt sur scène à reculons ou qu’elle déploie vers des lieux imaginaires). Cette plasticité affecte jusqu’au corps de la comédienne qui se mue parfois en d’autres formes et s’efface pour plonger et s’engouffrer dans la douceur de la nappe. Du rythme du spectacle aux mouvements corporels et matériels, tout dans Le Souper glisse et s’étend. Cette atmosphère fluide participe de la création d’un univers sans lieu ni date, un monde de l’entre, de l’invisible. Au-delà de la souplesse des matières et du corps, les lumières ponctuent d’un même vert les différents moments du souper, allant jusqu’à reproduire le fameux tunnel de lumière dont témoignent ceux qui ont fait l’expérience d’une mort imminente. Quant à la musique (composée par Samuel Pajand), elle tapisse le (faux) monologue de notes de guitare délicates et rocailleuses qui rappellent la bande originale de Dead Man composée par Neil Young (le film, réalisé en 1995 par Jim Jarmusch, expose la ballade funèbre et poétique d’un mort voyageant vers le monde de l’au-delà).
Plat principal : croquer la mort à pleines dents
Bien que son thème soit profondément mélancolique, l’ensemble du festin est parsemé de notes savamment comiques : la surprise de la ventriloquie, l’incongruité de la parole prêtée au frère absent (son ton parfois trop mature ou, au contraire, trop innocent), l’étrange originalité des réflexions sur la mort. Au cœur du spectacle, Julia Perazzini plonge son public dans une séquence méditative lors de laquelle il s’agit d’apprendre « à mourir bien comme il faut ». La voix du frère prend le relais de celle de la comédienne pour l’aider – et les spectateur·trice·s avec elle – à consentir à l’inéluctabilité de cet évènement. Si l’on ose se laisser aller à l’exercice, c’est peut-être cette séquence qui parvient le mieux à établir une réelle osmose entre la performeuse et l’ensemble de la salle : la voix, soutenue par un crescendo de musique et des éclats de lumières qui peu à peu basculent au noir, s’immisce comme un souffle apaisant à l’intérieur des têtes.
Dessert : des sentiments aigres-doux
Ce Souper laisse sur la langue des arômes candides et désopilants, un goût piqué de rire et d’ingénuité, un assemblage de saveurs pures et intimes. Sans pathos, Julia Perazzini parvient à marier dans sa cuisine l’amertume de la mélancolie à la douceur de l’humour. Pour cela, elle se nourrit du creux qui se loge dans son ventre d’où elle tire ces voix qu’elle porte à la scène avec douceur et sincérité. Si le geste de création est au départ thérapeutique, il se déploie sur scène en un moment captivant et chaleureux, malgré la tristesse du sujet. Le spectacle régale par son intemporalité, les alliages et les nuances inédites qu’il propose et l’intense et brillante présence scénique de sa créatrice.
10 novembre 2019
Par Jade Lambelet