Tableau d’une exécution

Tableau d’une exécution

Texte de Howard Barker / Mise en scène de Vincent Bonillo / La Grange de Dorigny / du 7 au 10 novembre 2019 / Critiques par Noé Maggetti et Manon Lelièvre.


Ekphrasis scénique

10 novembre 2019

© Martin Reeve

Le Théâtre de la Grange de Dorigny accueille du 7 au 10 novembre la mise en scène par Vincent Bonillo d’un texte du dramaturge britannique Howard Barker. Le spectacle met une scénographie sobre au service d’une réflexion sur l’influence de la politique sur l’art, à travers le récit de l’exécution par une femme peintre d’un tableau commandé par les autorités vénitiennes.

Sur un plateau tout en profondeur, parsemé d’accessoires évoquant un atelier d’artiste contemporain (en rupture avec le décor rappelant le XVIème siècle du texte d’origine), le personnage de Galactia est affairé à réaliser un tableau monumental que lui a commandé la République de Venise pour glorifier sa victoire contre les Turcs. Cette femme au tempérament explosif accueille chez elle tour à tour différents protagonistes : plusieurs modèles qui posent pour elle, un peintre qui est aussi son amant, sa propre fille qui l’aide dans la réalisation de ses toiles, mais également des représentants de l’Etat venant contrôler l’avancée de son travail. Au fil de ces différentes interactions, le public comprend que l’artiste a choisi de représenter la guerre dans toute sa brutalité, comme un véritable bain de sang, ce qui inquiète les commanditaires de l’œuvre ; cette peinture subversive fait scandale dans un premier temps, avant d’être récupérée, grâce à l’intervention d’une critique d’art, comme un symbole de l’audace créatrice et de la puissance des Vénitiens …

Tableau d’une exécution traite ainsi des relations ambiguës qu’entretiennent l’art et le pouvoir : ce sont les différents discours sur l’œuvre – légitimation par l’artiste de sa propre sensibilité, critique de sa démarche par différents protagonistes, récupération du tableau subversif par les autorités – qui forment les temps forts du spectacle. Cette problématique centrée sur les dimensions rhétorique et politique qui entourent l’art plutôt que sur l’objet lui-même est renforcée par le fait que l’œuvre, objet de tous les échanges, est cachée au regard du public pendant la majeure partie du spectacle : d’abord évoquée verbalement sans être montrée, réalisée dans une semi-obscurité, effondrée au sol puis cachée derrière un rideau de plastique opaque.

Malgré la présence des quelques éléments de décor déjà mentionnés, la mise en scène repose en grande partie sur d’habiles jeux de lumière : un enterrement est figuré par la projection au sol d’une croix lumineuse, un emprisonnement par l’isolement d’un personnage dans un minuscule carré émergeant de l’obscurité. Cette sobriété se met également au service d’une utilisation de l’espace jouant sur plusieurs plans, plus ou moins cachés ou révélés par l’éclairage. Même l’espace occupé par le public est utilisé, lorsque Galactia et son amant s’y introduisent et investissent deux sièges alors que l’espace scénique accueille la cérémonie funèbre à laquelle ils sont supposés assister, avant de se disputer violemment sous le regard amusé des spectateurs et spectatrices.

Ce relatif dépouillement de la scénographie met également en valeur le jeu des comédiennes et comédiens. Ces derniers incarnent avec finesse des protagonistes complexes, dont l’attitude est souvent pleine de contradictions ; d’une scène à l’autre, les interprètes doivent ainsi représenter différentes facettes de leur personnage, ce qui implique un travail tout particulier du corps, de la voix et des costumes. En témoigne par exemple la transformation radicale de Galactia lorsqu’elle passe d’un moment de création dans son atelier à une rencontre avec le commanditaire du tableau : la comédienne troque sa salopette maculée de peinture pour une robe et des chaussures de ville et canalise soudain l’énergie débordante de son ton et de sa gestuelle, ce qui permet de pointer l’ambivalence de cette héroïne, à la fois avide de liberté artistique et contrainte de se soumettre aux conventions liées à son travail. Le talent des interprètes achève ainsi de rendre plaisante la forme d’ekphrasis scénique que propose Tableau d’une exécution, alimentant une réflexion intéressante sur l’œuvre d’art et les discours qui l’entourent.

10 novembre 2019


Lorsque l’exécution est là où on ne l’attend pas…

10 novembre 2019

© Martin Reeve

Tableau dune exécution, mis en scène par Vincent Bonillo, à partir du texte de Howard Baker dramaturge britannique, questionne, entre autres, la place donnée à la femme et celle accordée à l’artiste. Les deux statuts se croisent et forment la talentueuse Galactia, que la comédienne Valérie Liengme incarne avec fougue. Alors que toute l’intrigue nous conduit à un dénouement tragique, l’histoire se termine sans drame, ni condamnation. Elle n’en est pas moins déprimante.

L’atelier, vaste et profond, quelques meubles éparpillés, deux chaises et un tabouret. Sur la gauche, une grande toile blanche traverse perpendiculairement la scène, où croquis et images sont accrochés, premières ébauches du tableau. S’entreposent en vrac, pots de peinture et bâches salies par les couleurs. La pièce commence dès que les lumières s’allument, éclairant à peine les acteurs : ambiance sombre et tamisée. L’histoire a lieu dans un Venise du XVIe siècle, mais les objets, les meubles, les vêtements sont actuels. Les enjeux deviennent alors intemporels.

Galactia est peintre et a accepté une commande publique importante : un tableau célébrant la bataille de Lépante, remportée par Venise contre les Turcs. Pétrie d’indépendance et de force, Galactia suit ses convictions de peintre et sa volonté de montrer la seule vérité qu’elle voit dans cette bataille : une boucherie. Opposée au Doge de Venise, qui pourtant l’admire, en conflit avec ses proches qui prônent le compromis, elle répond brutalement à leurs ordres et à leurs conseils. Aussi violente que ses toiles, elle ira au bout de son projet, malgré les conséquences. Ainsi, l’histoire racontée est celle d’une femme et d’une artiste prête à tout – même au paradoxe – pour s’affirmer et être indépendante. Alors elle crie, pleine de convictions : « regarde ! ». Oui, regarde, regarde les autres, regarde le tableau prendre forme en même temps que le sang coule. Mais surtout, regarde la vérité.

Tous les enjeux du spectacle tournent autour de cette vérité et de la volonté de Galactia de la dénoncer : au lieu de la fierté, c’est la honte et l’horreur qui devrait s’emparer des Vénitiens. Permettant de révéler toute la complexité du personnage de Galactia, sa fille l’affronte : ne pourrait-elle pas se plier aux demandes du Doge, afin d’ouvrir la voie aux femmes peintres ? Galactia est déjà loin de cette question. Elle ne lutte pas pour les femmes, mais pour être reconnue comme étant le meilleur peintre de Venise. Cette ambition fait écho aux combats d’aujourd’hui : en effet, aucune femme ne devrait lutter pour gagner des droits et une indépendance, puisqu’elle devrait naturellement les posséder. Libérée de ces entraves, la femme devrait pouvoir entièrement se consacrer à défendre ses autres convictions, que ces dernières soient artistiques, politiques ou culturelles. Aujourd’hui encore, elle ne le peut pas, car elle doit toujours consacrer une partie de son énergie à la lutte. Qu’importe alors son action, celle-ci est alors toujours empreinte de revendications féministes. Galactia donne l’impression qu’elle s’en est affranchie et qu’elle fonce vers son unique but : terminer son œuvre, telle qu’elle l’imagine.

Endossant le rôle de l’artiste scandaleux, incompris de ses contemporains, elle attend son exécution, après avoir exécuté et dévoilé son tableau. Cela ne tarde pas : c’est l’éclat ! Cardinaux et critiques s’en mêlent. Le dialogue entre la politique et l’art se rompt. Condamnée et emprisonnée, Galactia a réalisé son but.

Un revirement de situation, inattendu et parfait, retourne la situation : grâce à l’intervention d’une critique qui tient à maintenir un Doge amoureux de l’art au pouvoir, Galactia est libérée. Par leur talent, les comédiens offrent une image vraie de chaque protagoniste. Ils révèlent des personnalités complexes qui ne sont pas manichéennes. Le Doge, que Jean-Paul Favre interprète avec finesse, offre un subtil pendant à Galactia : mielleux lorsqu’elle est impétueuse, emporté lorsqu’elle est satisfaite. À la scène finale, il l’invite à célébrer sa libération et sa renommée. À cette nouvelle, Valérie Liengme, qui incarne parfaitement la sensuelle et fougueuse Galactia, peint sur son visage, la surprise, le désespoir et finalement la résignation.

Son tableau est exposé, présenté à toutes et à tous comme une preuve de force morale et d’ouverture d’esprit dont seule la ville de Venise est capable. L’œuvre est apprivoisée, Galactia accepte de dîner à la table du Doge. C’est la mort de l’artiste en elle.

10 novembre 2019


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